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Pourquoi l'Eurovision ne tourne (presque) jamais au Waterloo pour la Suède depuis ABBA

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
La Suède est la grande favorite de l'Eurovision 2023, dont la finale se déroule samedi 13 mai à Liverpool (Royaume-Uni). (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Le pays qui a aussi apporté à la culture mondiale The Cardigans, Ace of Base et Avicii fait de nouveau figure de favori pour le concours dont la grande finale se déroule samedi soir. Le résultat de méthodes bien rodées.

Et à la fin, c'est la Suède qui gagne. Ou presque. Dès qu'il s'agit de faire se déhancher l'Europe et de collecter des "twelve points" avec des tenues pailletées, les Suédois connaissent la chanson. La preuve cette année encore, avec la chanteuse Loreen et sa chanson Tattoo, favorites des bookmakers pour l'édition 2023 du concours Eurovision de la chanson, samedi 13 mai. A se demander si les héritiers d'ABBA n'auraient pas trouvé la formule qui gagne à tous les coups.


Depuis le triomphe de Björn, Benny, Agnetha et Anni-Frid en 1974, la Suède enchaîne avec constance les victoires et les places d'honneur. "Ce sont eux qui ont permis de placer la scène musicale suédoise sur la carte, s'enflamme Andreas Lundstedt, dont le groupe Alcazar, célébrissime au pays, affiche une lointaine parenté avec les auteurs de Waterloo. On sent encore leur influence dans la production locale aujourd'hui. Dans les années 1970-80, pour les jeunes Suédois, il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire pendant notre loooong hiver que de s'enfermer à la cave et d'écrire des chansons." Il faut croire que les mélodies en sous-sol cartonnent à l'export, car le pays est le seul à être parvenu, depuis, à remporter le concours à chaque décennie. Avec six succès, il menace le record détenu par l'Irlande – sept sacres, dont quatre lors d'une prolifique décennie 1990. 

La positive attitude du pays de Loreen 

A croire que les Suédois ont mis la main sur la recette de la potion, pardon, de la chanson magique. Ce dont se sont amusés les animateurs du concours 2016, organisé à Stockholm, l'humoriste Petra Mede et l'ancien vainqueur Måns Zelmerlöw avec la chanson pleine d'autodérision Love Love Peace Peace. Un inventaire des ingrédients indispensables pour l'emporter, concentrés en trois minutes délirantes : le violon réglementaire, l'instrument traditionnel que personne ne connaît mais qui apporte une touche authentique, les costumes iconiques, échancrés comme il faut, une chorégraphie spectaculaire, une touche de senior, un soupçon de glamour, des paroles mièvres à souhait, des regards caméra appuyés et des paroles en anglais si possible. Et l'affaire est dans le sac ? C'est plus compliqué que ça. 

A défaut de potion magique, le secret suédois réside sans doute dans la compétition nationale ultra-sélective, le Melodifestivalen, indétrônable depuis 1958. Au début de l'été, Karin Gunnarsson, sa directrice, s'attelle à écouter les quelque 3 000 chansons qui lui sont envoyées chaque année – 2 814 pour le cru 2023. Un job à plein temps pour cette ancienne oreille d'une maison de disques. "J'en élimine 80% et ensuite je passe la main à un jury qui s'enferme dix jours pour en retenir 28." Les heureux élus montent sur scène pour le premier show des demi-finales, début février.

La crème de la crème de la crème, on vous dit. "Si l'on excepte quelques périodes de creux dans les années 1990, les maisons de disques nous encouragent fortement à participer", assure Nanne Grönwald, troisième de l'Eurovision 1996 avec le groupe One More Time et 13 participations au Melodifestivalen au compteur. Une institution, rien que ça. "Tout le pays en parle, et il n'est pas rare que des écoles organisent leur propre 'Mello' [le petit nom que lui donnent les Suédois], sourit Nanne Grönwald. Même à la machine à café, ceux qui assurent ne pas regarder ont un avis sur chaque chanson." 

Pas de "Mello" drame

Résultat : l'une des productions télévisées les plus léchées au monde. "Avant, c'était axé sur le texte, aujourd'hui l'approche est beaucoup plus visuelle", détaille la chorégraphe Sacha Jean-Baptiste, qui a mis en scène les prestations de Cornelia Jakobs, quatrième en 2022, et de Loreen cette année. Chaque candidat dispose d'une enveloppe fournie par la chaîne de télévision publique SVT pour mettre en scène sa prestation avec un minimum de moyens, mais rien n'empêche les maisons de disques de remettre au pot. Après, ce n'est pas qu'une question d'argent, assure Sacha Jean-Baptiste. "On peaufine tout jusqu'à se prendre la tête pour savoir comment éclairer le haut de la pommette de la chanteuse. On cale les mouvements de caméras à deux images près. Le but n'est pas de tomber dans une débauche d'artifices mais de susciter une émotion". Et ça marche, avec une part d'audience stratosphérique de 83% en mars. 

Forcément, après, l'Eurovision paraît presque facile, abonde Robin Bengtsson, victorieux du "Mello" en 2017. "Cette année-là, la finale se déroulait dans la Friends Arena de Stockholm. Avec 50 000 spectateurs, elle était presque cinq fois plus grande que la salle de Kiev où a eu lieu l'Eurovision." De là à faire de la grand-messe européenne de la chanson une promenade de santé ? N'exagérons rien. "En forçant le trait, on pourrait dire que l'Eurovision ne consiste qu'à refaire ce qui a marché au Melodifestivalen une fois de plus", poursuit-il.

Et ce qui cartonne au "Mello" sonne agréablement à l'oreille des téléspectateurs européens, comme le montre le graphique ci-dessus – excepté un petit creux dans la deuxième moitié des années 2000. Depuis deux décennies, un système d'élimination en demi-finale tient les téléspectateurs en haleine pendant six semaines et le vote d'un jury international permet d'assurer que la chanson marchera à l'export. "Le format de la compétition favorise une chanson uptempo, un air qui marche dans un stade", reconnaît Robin Bengtsson. Au détriment d'une certaine originalité ? A l'époque, le chanteur avait pris pour lui une critique du vainqueur de l'édition 2017, le Portugais Salvador Sobral, sur la musique "fast food sans aucun contenu"

Une critique qui agace près du cercle polaire. "On fait très attention à proposer un panel varié aux téléspectateurs, répond Karin Gunnarsson, la cheffe d'orchestre de la sélection suédoise. Un groupe comme Lordi [le groupe finlandais de hard-rock vainqueur de l'édition 2006 à la surprise générale, à commencer par Michel Drucker] aurait toute sa place au Melodifestivalen. Cette année, le groupe de rock Smash Into Pieces a fini troisième et avait largement le niveau pour nous représenter à l'Eurovision." Le plateau présente un savant mélange de débutants et de chanteurs confirmés, voire très confirmés. Une chanteuse comme Loreen en est à sa quatrième participation (2011, 2012, 2017, 2023) et à son deuxième Eurovision, après sa victoire en 2012 avec le tube Euphoria. "A l'oreille, dès la sélection, je pouvais quand même vous isoler les cinq ou six chansons qui allaient sortir du lot, dont celle de Loreen", reconnaît Karin Gunnarsson.

Un modèle copié et pillé partout en Europe

Le succès suédois a donné des idées à nombre de délégations en mal d'inspiration. Un compositeur comme Thomas G:son a ainsi écrit la bagatelle de 99 chansons pour 12 pays différents à l'Eurovision. Par exemple, The Best in Me, que Tom Leeb devait présenter pour la France au concours 2020 – finalement annulé en raison de la pandémie de Covid-19 – coécrite avec John Lundvik, un ancien concurrent suédois de l'édition 2019 tellement populaire qu'en Suède il se vend des planches à découper à son effigie. Un pillage en règle qui inquiète les aficionados locaux. "Comment voulez-vous que nos chansons sonnent suédois dans ce cas ?, s'inquiète Peter Baston, membre du fan club suédois de l'Eurovision. Va-t-il falloir recourir à un système de quotas, avec au moins un parolier issu du pays qui présente la chanson ?"

Que Peter Baston se rassure, la chute de la maison suédoise n'est pas pour demain. Car beaucoup de pays ont cru avoir trouvé le Graal en débauchant des chanteurs suédois plutôt qu'en copiant le modèle. Prenez Nanne Grönvall, courtisée par le Royaume-Uni en 2001. Une expérience un rien décevante quand on a connu la folie du "Mello" : "Je prends un taxi pour me rendre à l'émission et en discutant avec le chauffeur, je lui apprends que la sélection pour l'Eurovision a lieu ce jour-là. Bon, un dimanche, à 17 heures, dans l'indifférence générale. On passait dans le mythique studio de l'émission 'Top of the Pops'. Moi je retenais ma respiration et je touchais les murs, j'avais les yeux qui brillaient, mais j'étais la seule dans ce cas…" Le Royaume-Uni démarre à ce moment-là sa traversée du désert en tentant des coups – faire revenir Bonnie Tyler ou le boys band Blue – sans réelle ligne directrice.

Bien plus qu'en France, en Suède l'Eurovision représente un aboutissement pour tous les chanteurs qui squattent le hit-parade. Et la barre y est fixée si haut qu'ils peuvent se laisser tenter par les propositions étrangères. Andreas Lundstedt, qui a plusieurs fois échoué d'un rien au "Mello", n'a pas hésité quand l'opportunité de représenter la Suisse s'est présentée. "Je n'ai aucun lien avec ce pays. Mais je rêvais tellement de participer à l'Eurovision… J'ai dit oui au compositeur sans même avoir écouté la chanson. On me l'a reproché après coup. C'était vraiment très différent de ce que j'avais fait auparavant, très consensuel, façon We Are the World. Pas tout à fait moi". 

Autre option plus pérenne : importer une version locale du Melodifestivalen. Une douzaine de pays ont sauté le pas ces dernières années. En France, c'est "Destination Eurovision", diffusé dans l'Hexagone en 2018 et 2019, qui s'en rapprochait le plus. Un système de demi-finales et un jury international (dans lequel figurait Christer Björkman, tête pensante du "Mello" pendant deux décennies), ça ne vous rappelle rien ? Le programme a fait émerger Madame Monsieur et Bilal Hassani, deux propositions saluées par la critique. Un signe montrant que la France prend de nouveau la compétition très au sérieux, tout en ayant conscience de son retard. La cheffe de la délégation française, Alexandra Redde-Amiel, le reconnaissait sur Sud Radio en avril, au retour d'une visite en Suède : "[Là-bas], l'Eurovision est une véritable religion."

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