Rencontre avec Leïla Martial, nouvelle voix du jazz, esprit très rock
Elle a débuté par le piano mais ne se jugeait pas assez travailleuse. Passionnée depuis toujours par le chant -au point de chanter jusqu'à l'extinction de voix-, Leïla Martial, fille de musiciens, s'est finalement consacrée à ce mode d'expression qui lui sied à ravir, et qui lui a valu un premier prix en 2009 au Concours national de Jazz à la Défense.
Son premier album "Dance Floor" (Out Note) comporte sept titres originaux, signés essentiellement par elle-même et par Eric Perez, le batteur du groupe, auxquels s'ajoute la reprise d'un standard du pianiste et compositeur Mal Waldron (1925-2002), "Left alone". Les arrangements sont dépouillés, se limitant par instant à des dialogues virtuoses entre la voix et l'un des instruments. Leïla Martial y révèle la virtuosité et la sensibilité de son chant, la clarté de son timbre de soprano. Une belle découverte.
Trailer de présentation du disque
Nous avons rencontré la jeune artiste le 21 juin 2012, jour de la Fête de la musique, dans un café parisien. Leïla Martial, musicienne aussi déterminée qu'attachante, évoque en toute sincérité, sans langue de bois, son art, le chant, tel qu'elle aime le pratiquer, et son instrument de prédilection, la voix.
- Culturebox : Vous avez souffert de sérieux problèmes de voix dans votre jeunesse. Pouvez-vous nous raconter ces mésaventures et ce qui a pu les causer ?
- Leïla Martial : Dès l'enfance, j’ai senti au fond de moi que j'avais quelque chose d'urgent à exprimer par le biais de l’art. Je ne savais pas si ce serait par la danse, le théâtre ou la musique. Une forme de colère, finalement ! Une colère sublimée. J’étais une enfant très speed… Du coup, quand j’ai commencé à chanter, je me cassais la voix, tellement c’était "tripal", urgent. Parfois, je "sur-existais", je laissais peu de place autour de moi, j'en ressentais de la culpabilité car j’avais l’impression de bouffer la place des autres. À l'adolescence, je tombais souvent aphone parce que je chantais avec n’importe quel rasta avec une guitare, avec un djembé... Je ne canalisais pas du tout mon énergie. Mes profs disaient : "Leïla, dans six ans, elle n’a plus de voix si elle continue de chanter comme ça !" Quand je sortais de scène, j’avais mal, vraiment mal. À 19 ans, j’ai rencontré une prof de chant lyrique, Madame Zini, et on a fait un gros travail. Pendant six mois, je n’ai pas ouvert la bouche, pas chanté. Elle ne m’a fait faire que du travail de détente. Il m'a fallu déprogrammer un tas de choses, faire le deuil de tout un tas de mauvais gestes vocaux et les remplacer par les bons gestes, cela a été un très long travail.
- En fait, j’ai l’impression d’avoir toujours fait de la musique sans le faire exprès. C’est quelque chose que je n’ai jamais dit auparavant. Dans le contexte familial dans lequel j’étais, avec un père qui était un musicien et un très bon pédagogue, je faisais de l’art naturellement, sans le faire exprès, vraiment ! À partir du moment où il a fallu être volontaire, J’ai ressenti une énorme pression, en fait ! Il fallait que je révolutionne le chant… J’avais une espèce d’orgueil énorme, je me disais : "Tout ce que font les chanteuses est mauvais, elles ne savent pas chanter, elles n’entendent rien, il faut que je sois considérée comme une musicienne…", avec tout ce qui va avec ! Une vraie réfractaire !
- Aujourd'hui, êtes-vous toujours aussi critique vis-à-vis des chanteuses de jazz ?
- Pas pour toutes, il y a des chanteuses que j’aime beaucoup, mais c’est vrai que les bonnes chanteuses pâtissent du nombre de… (elle s'interrompt) Parce que c’est un instrument à part ! On peut ne jamais avoir rien travaillé et s’inventer chanteur parce qu’on véhicule de l’émotion. Et encore : je trouve qu’il y a énormément de mauvaises chanteuses qui ne sont même pas dans l’émotion et qui sont sur le marché ! Alors qu’un mauvais instrumentiste n'aurait aucune chance. Il y a une exigence, quand même. Du coup, pour une chanteuse, avant d’être crédible, il faut quand même bien s’agiter ! Ma plus belle récompense, c'est de savoir que mon disque est passé au milieu des musiciens, et qu’ils l'apprécient.
Un inédit : "Après un rêve" (musique de Gabriel Fauré, arrangement de Leïla Martial)
- Revenons à votre voix. Aujourd'hui, comment entretenez-vous cet instrument fragile que vous avez dû rééduquer à 19 ans ?
- J'ai une hygiène vocale. Je sais que j'ai une fragilité particulière. Je me connais vraiment bien, je me gère, je connais mes limites. J'ai besoin de sommeil. J'ai besoin de m'échauffer une heure avant de chanter, et j'apprends à exiger ça, parce que ce n'est pas toujours compris. C'est un gros travail. Pour moi, ce qui m'est arrivé constitue presque une chance, puisque je suis consciente d'être particulièrement vulnérable, j'ai des clés que de nombreux chanteurs n'ont pas. Je plains les chanteuses professionnelles qui avaient des habitudes depuis des années et qui, tout d'un coup, se cassent la voix et découvrent brutalement ce problème à 30, 40 ans.
- Que ressentez-vous quand vous improvisez ?
- C’est intéressant… (elle réfléchit) Il y a de la tension. Il y a un truc qui s’ouvre. Je commence une histoire. Je suis dans le son. Mon amorce est hyper importante. Je suis très concentrée quand je commence mon improvisation. Je me positionne aussi par rapport à ce qui a été joué avant, je ne pars pas de rien. J’ai envie d’exprimer quelque chose en contraste ou en continuité par rapport à ce qui s’est passé avant, c’est important. Souvent, mes solos montent crescendo… En fait, c’est une espèce de cadre fermé, étroit, qui va s’ouvrir, s’ouvrir… Mais le but, c’est de développer au maximum une première idée. D’abord un son, une petite information, puis je vais essayer de tirer des fils… Je suis très concentrée… Je suis souvent frustrée aussi ! Il y a plein de trucs que je n’arrive pas à faire, au niveau des phrases, de la vitesse de développement des idées… Car il s’agit vraiment de développer une idée, et c’est là que l’on est confronté à ses limites. Je me rends compte que le début de mes solos est super, puis c’est au milieu que je n’ai pas la matière pour développer ce que j’ai envie de dire. Il me manque de la technique, des trucs, mais à la fin, je sais que je peux faire monter la sauce. Mais c’est également intéressant, pour moi, de faire un solo qui n’est pas censé monter en intensité.
"Toc", extrait de "Dance Floor"
- Où allez-vous chercher tous ces mots imaginaires que l'on entend lors de vos improvisations ?
- Cela vient de mon goût pour l'imitation. Toute petite, j'adorais imiter les langues étrangères. C'était une vraie passion chez moi. Je me souviens par exemple que si des Anglais passaient à côté, je faisais mine de parler anglais... J'inventais des langues étrangères, des conversations. C'est un truc qui m'est resté, et du coup, quand j'improvisais, avec des mecs à la guitare qui plaquaient deux accords, j'avais toujours le souci qu'on ait l'impression que c'était une chanson dans une autre langue. Le scat, ça ne m'intéresse pas vraiment, les "hou la dou hi didi hou", c'est hyper typé. J'ai envie qu'on ait l'impression que je dis quelque chose, en fait. Avec des mots. Mon improvisation, c'était ça : faire croire que je faisais des chansons connues avec des mots qui n'existent pas. On me disait : "Ah ouais ! C'est quoi, cette chanson ?" Je ne parle ni l'anglais, ni l'espagnol couramment. Mais les langues imaginaires, le yaourt (chanter en imitant la sonorité d'une langue, ndlr), j'ai toujours adoré !
- Envisagez-vous de poser un jour de vraies paroles, vos propres textes ?
- Maintenant, je commence à mettre plus de paroles. Les onomatopées ont quand même une limite. Par exemple, si je veux chanter une mélodie épurée, il faut que je cale certains sons. La langue, ce n'est pas seulement le sens des mots, mais aussi leur son. La langue donne un son. Pourquoi n'avais-je pas envie de mettre des paroles ? Parce que ce que j'ai envie de dire pour l'instant, ce ne sont pas des mots, c'est juste ce que je dis : du son, de la mélodie, du chant, de l'expression. Dès que vous mettez des mots, le sens passe en premier. Mais pas pour moi ! J'ai beaucoup écouté Barbara, par exemple, et ce sont les mélodies qui me sont restées. J'écoutais d'abord la musique avant les mots. Cela dit, je crois qu'il va y avoir plus de paroles par la suite, justement parce que j'aime de plus en plus le son et la place que les paroles donnent à la mélodie. Je pense que l'on va s'éloigner du genre de morceaux jazz comme "Quitte la cape", qui figure dans le disque. Je me dirige vers un truc plus vocal, pop aussi, mais très personnel.
- Justement, quels sont les prochains projets sur le feu ?
- Un prochain disque est prévu avec Jean-Jacques Pussiau (du label Out Note, ndlr), j'ai une super idée, très précise, que j'ai envie de réaliser depuis longtemps, mais je ne veux pas en dire plus... Cela va être laborieux, du gros boulot, mais ça me ressemblera. Cela se fera toujours en étroite collaboration avec Eric Perez, mon alter ego, batteur du quartet. Cela me réjouit. Je vais travailler dessus en août. J'espère l'enregistrer cet hiver.
(propos recueillis par A.Y.)
"Dance Floor", album sorti le 20 mars 2012 chez Out Note Records, distribué par Harmonia Mundi
Leïla Martial : chant
Jean-Christophe Jacques : saxophones ténor et soprano
Laurent Chavoit : contrebasse
Eric Perez : batterie, sampling, voix
En concert à Paris, au Sunset
Samedi 30 juin 2012, 21H30
60, rue des Lombards
75001 Paris
Réservations au 01 40 26 46 60 ou en ligne
En concert le jeudi 2 août à 17H dans le cadre du festival de jazz vocal de Crest
En concert lors du festival Jazz in Marciac
Dimanche 5 août 2012, L'Astrada, 21H30
En 1re partie de Michel Portal et Bernard Lubat
Infos ici
"Caravan" (Duke Ellington) à Ercé le 9 mars 2012
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