"Le Carillon d'Orléans", le nouveau son de cloches de Philippe Hersant aux Bouffes du Nord
Né à Rome en 1948 (et très marqué par l'Italie), Philippe Hersant est l'auteur d'une œuvre vaste (plus de 90 pièces) et protéiforme : de la musique de chambre à l'écriture symphonique, à l'opéra, à la musique de films (parmi lesquels le célèbre documentaire "Etre ou avoir" de Nicolas Philbert) ou pour le théâtre… Une écriture qui depuis de nombreuses années célèbre la rencontre des musiques de la mémoire avec la modernité. Plusieurs fois récompensé par la SACEM (Prix des compositeurs en 1991, Grand prix de la musique symphonique en 1998), il obtient aux Victoires de la musique classique à trois reprises le trophée du compositeur de l'année : en 2005, en 2010 et en 2016, le 24 février dernier.
Tout lui réussit mais l'homme demeure discret et humble. Et très pédagogue. C'est ce que nous constatons en le rencontrant début mars à Paris, peu de temps après la conclusion du Concours international de piano d'Orléans qui a fait commande de son "Carillon d'Orléans". L'œuvre est présentée en création mondiale au Théâtre des Bouffes du Nord, interprétée par les lauréats du concours.
Lors des Victoires de la musique classique où vous a été remis le prix du compositeur de l'année, vous avez dit regretter qu'il y ait parfois un fossé entre la musique contemporaine et le jeune public. Ironie du calendrier, la toute dernière œuvre que vous avez composée, sera créée dans quelques jours par une très jeune interprète, lauréate du Prix de la Sacem au Concours international de piano d'Orléans…
Oui, le relais de cette musique par les jeunes me préoccupe vraiment beaucoup. Je m'implique dans diverses actions envers la jeunesse, je préside notamment le jury musique de la Banque Populaire qui donne des bourses à des jeunes interprètes et compositeurs. Je constate par ailleurs que ma musique est très souvent interprétée par ces jeunes musiciens, ce qui me réjouit parce que c'est l'avenir. Mais pour le reste, je ne suis pas le seul à le ressentir, il y a un fossé : la musique pour le jeunes, c'est le rock ou la pop, très peu connaissent notre musique ! Quelques manifestations s'en préoccupent, notamment ce grand-prix de lycéens des compositeurs, sorte de Goncourt des lycéens pour la musique.
A qui s'adresse-t-il ?
On propose aux classes "musique" des lycées d'écouter une dizaine de disques de musique contemporaine parus dans l'année et de choisir celui qu'ils préfèrent. La plupart de ces lycéens découvrent ainsi un univers, alors que rien n'est plus simple de nos jours que d'écouter toutes les musiques ! Paradoxalement, cette musique est accessible à tous et à tout instant et est inconnue. Parce que nous, compositeurs, devons faire un effort pour aller vers eux.
Plus généralement, entre public et musique contemporaine, où se situe la fissure ?
Le fossé existe depuis près d'un siècle, le public n'a pas suivi les innovations du langage musical parce qu'il a été déconcerté. Et ce fossé s'est creusé dans les années 1950-60 : la musique est devenue extrêmement complexe et les gens ont eu l'impression qu'elle était faite pour des initiés et pas pour eux, public mélomane. Il est courant encore d'entendre des gens parler de musique contemporaine à propos du "Pierrot Lunaire" de Schönberg qui a plus d'un siècle, ce qui est quand-même étonnant...
Quand vous composez, cherchez-vous à être en prise avec l'actualité, le contemporain, ou avec ce qui touche les gens aujourd'hui ?
Non, je ne cherche pas à plaire à tout prix. Il faut se garder de vouloir plaire au public comme à la profession, il vaut mieux suivre son chemin et faire ce qu'on a envie de faire. Je me suis très longtemps censuré, j'écrivais une musique très radicale pour plaire à la profession. Et comme je ne me reconnaissais pas dans cette musique, j'ai failli arrêter ce métier. Depuis pas mal d'années, ma musique entretient un lien très étroit avec la musique du passé. Non par nostalgie, ou par l'idée que c'était mieux avant, mais parce que la mémoire joue un rôle important dans tout mon processus de composition.
Vous vous sentez proche de quelle musique, le baroque ?
Oui, notamment. Par exemple, la pièce récompensée aux Victoires, "Cantique des trois enfants dans la fournaise", a été écrite pour instruments anciens et entretient des liens évidents avec la polychoralité de Marc-Antoine Charpentier, parce qu'en l'occurrence c'était lui le compositeur auquel je me référais et qui était joué en même temps à sa création.
Parlez-nous de cette mémoire musicale. Comment la convoquez-vous ?
Ça se fait tout seul. Chacun a des souvenirs qui affleurent la mémoire. Pendant longtemps, comme je composais des musiques très radicales qui se coupaient du passé, je renvoyais rapidement ces souvenirs là d'où ils venaient. Maintenant je les accueille très volontiers, c'est une impression délicieuse quand le passé surgit du présent. C'est pour ça aussi que j'adore l'Italie. Prenez Naples, une des villes les plus vieilles du monde et en même temps si moderne : au milieu de ce fracas moderne, vous avez au détour d'une rue, la tombe de Virgile, et vous vous retrouvez des siècles en arrière. Je me demande si je n'écris pas de la musique pour ça, pour retrouver ce plaisir du souvenir qui affleure.
Ce sont des musiques que vous écoutiez étant petit ?
Ce ne sont pas nécessairement des souvenirs d'enfance, ça peut être plus récent. J'ai découvert la musique baroque au moment où on commençait à la redécouvrir dans les années 1970. En même temps, toutes ces musiques écoutées - avec les affinités que j'ai - sont devenues miennes d'une certaine façon.
Le souvenir est personnel, la mémoire est peut-être plus collective, patrimoniale…
Oui, absolument, mais tout cela s'entremêle et c'est très difficile de distinguer. De même qu'il difficile de distinguer les vrais souvenirs des souvenirs inventés.
Pour ça je serais assez fellinien, il dit toujours qu'il est un grand menteur et qu'il ne sait plus lui-même s'il a imaginé ses souvenirs ou s'ils sont vraiment réels. En tout cas, tout cela est un ferment très fort pour la création.
Pour "Le Carillon d'Orléans", vous êtes allé chercher une œuvre du 18e siècle, "Les cloches d'Orléans"…
Je ne suis pas allé la chercher, elle m'est revenue à l'esprit lorsque j'étais membre du jury à Orléans il y a deux ans. Passant devant la cathédrale j'ai eu en tête cette petite mélodie du carillon, ces "Cloches d'Orléans" que je connaissais pour en avoir parlé longtemps auparavant à France Musique. Donc, très naturellement quand Françoise Thinat, présidente du Concours d'Orléans, m'a demandé d'écrire une pièce pour le concours, je me suis dit : je vais faire quelque chose avec ce souvenir.
Mais si l'œuvre du 18e de Christophe Moyreau contient parfois une certaine pesanteur, votre "Carillon d'Orléans" est beaucoup plus léger : on entend la résonance des cloches, mais aussi un son cristallin, quasi-ravélien…
J'ai voulu un peu les deux. A la fois le côté un peu énorme des cloches et le côté plutôt poétique, lointain. Evidemment j'ai beaucoup travaillé l'aspect résonnance.
Qu'est-ce qui a dominé dans l'écriture ?
J'ai voulu un parcours un peu labyrinthique, comme un puzzle, à partir de tous les effets de résonance, mais qui soit toujours relié au thème du carillon de Christophe Moyreau, ces quatre notes omniprésentes (il entonne les quatre notes). Donc pas une ligne droite, il y a de brusques changements : on a des cloches à la russe (d'ailleurs la lauréate arménienne du prix de la SACEM, Marianna Abrahamyan, les fait très bien, c'est probablement dans sa culture), il y a une partie plus ravélienne en effet, il y a une partie "boîte à musique", il y a une sorte d'hymne à toutes sortes de cloches… C'est une œuvre compliquée à construire pour moi qui la compose et je pense également pour l'interprète.
Qu'attendez-vous de l'interprète ?
Justement d'abord un sens de la construction : malgré le côté apparemment morcelé de la pièce, il faut essayer d'en faire une ligne, un voyage cohérent. Ensuite, c'est tout bête, l'interprète doit arriver à faire sonner le piano comme des cloches. Marianna Abrahamyan, qui jouera la pièce pour sa création aux Bouffes du Nord, a très bien réussi. Enfin, la pièce n'est pas facile parce qu'il y a une dimension assez énorme, presque orchestrale à certains moments, et à d'autres elle est très délicate, notamment la coda. Il faut donc un jeu très contrasté et une grande puissance.
Dans "Philippe Hersant, portrait d'un compositeur", Jean-Louis Tallon évoque le mélange dans votre œuvre d'éléments consonants et dissonants, ce que vous appelez le sucré salé. Vous le voyez comme ça, votre "Carillon d'Orléans" ?
Oui, je crois que cette pièce rentre vraiment dans ce schéma-là. Parce qu'au départ on a l'impression d'entrer dans une grande pièce en do mineur, et au bout de deux pages on part vers quelque chose de surprenant, sans jamais s'installer. J'obtiens ça pour éviter que la pièce devienne un pastiche, c'est le danger quand on fait beaucoup de références au baroque. Donc je soigne mes constructions pour qu'elles prennent des tournants imprévus et qu'elles possèdent ce contraste entre une écriture parfois très contemporaine et parfois au contraire assez tonale. Entretenir jusqu'au bout, l'ambiguïté entre ces deux univers.
Création du "Carillon d'Orléans" de Philippe Hersant
Dans le cadre du concert des lauréats du 12e Concours international de piano d'Orléans.
Programme incluant également des oeuvres de Webern, Szymanowski, Stockhausen, de Pablo, Adès et Crumb.
Avec l'Ensemble Court-circuit, sous la direction de Jean Deroyer
Lundi 14 mars à 20h30 au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris
A lire : nous conseillons vivement le livre d'entretiens avec Jean-Louis Tallon, sorti il y a peu, "Philippe Hersant, portrait d'un compositeur" (Editions nouvelles Cécile Defaut) qui reconstruit l'itinéraire du musicien et en décrit avec pertinence l'univers de création.
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