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"Manifeste" à l'IRCAM : Daniele Ghisi et son équation musicale
Daniele Ghisi, un jeune compositeur et mathématicien italien qui monte, est en résidence à l'Ircam, dans le cadre de "Manifeste", le festival du laboratoire parisien de recherche en musique contemporaine. A quelques jours de son ouverture le 2 juin, le spécialiste des "boucles musicales" règle les derniers détails de son dernier opus, "An experiment with time". Il nous y reçoit. Rencontre.
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Installé dans son fauteuil, seul face aux écrans et à la table de mixage, entouré de baffles dans cet espace clos et insonorisé, le jeune homme a des faux airs de Harrison Ford dans Star Wars coincé dans sa navette spatiale. Aux manettes : Daniele Ghisi, 30 ans bien sonnés malgré l'air juvénile, compositeur italien sélectionné dans le cadre du festival Manifeste de l'Ircam. Le lieu : le studio 8 de "l'Ircam" justement, acronyme complexe (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique) pour indiquer le saint des saints de la musique contemporaine. Ici le son n'a pas de secrets. Mieux, il est littéralement cuisiné : conçu, fabriqué, isolé, déformé, trituré… et recomposé au gré des musiciens en résidence. L'Ircam : sorte de Magimix de luxe destiné d'ailleurs à moult usages (Jamel Debbouze y a conçu le son pour la bande originale de son dernier film), mais en particulier aux compositeurs mordus de l'électronique (et de la boucle) comme Daniele Ghisi. Car depuis un an et demi, l'homme est ici chez lui. "An experiment with time", l'œuvre qu'il termine ces jours-ci, a été en bonne partie pensé et réalisé ici.
"On entend souvent ce lieu commun qui dit : si Beethoven n'avait pas existé, personne n'aurait écrit ses symphonies, alors que si Einstein n'avait pas existé, quelqu'un aurait fini par faire sa théorie, sous-entendant par là que la création scientifique n'est que mécanique (et pas esthétique), alors que la création artistique serait divinatoire ! Je pense plutôt que la création artistique est fille de son époque", dit-il. Lui-même assume en tant que musicien des influences que les générations précédentes n'auraient pas osé revendiquer : "nous avons sûrement fait tomber des tabous et il ne m'est pas difficile de trouver de la profondeur dans la production pop des Flaming Lips ou de Madonna. Dans ce qui m'inspire, tout peut contribuer : les Radiohead au même titre que Lachenmann !".
"Je me suis inspiré du livre éponyme de Jonathan Dunne, de 1927. L'auteur part d'un rêve prémonitoire qu'il a vécu et se lance dans un étrange calcul sur le nombre de rêves se référant tantôt au passé et tantôt à l'avenir. Il en tire la conclusion que le déroulement du temps est un phénomène de la conscience. J'emprunte la même narration et je suggère la question : et s'il y avait un temps différent ? J'imagine, grâce à la vidéo, un journal de bord de John Dunne qui re-parcourt une année à trois niveaux de temporalités différentes, visibles sur trois écrans : une année (le temps réel, au centre), une journée (à gauche), une vie (à droite)".
La musique de Daniele Ghisi accompagne ces opérations de "séparation" et de "dilatation" du temps tout au long des 46 minutes de la vidéo. "Les douze mois prennent la forme de tonalités – ou accords différents : un si majeur, un si septième, un si mineur ; puis un mi majeur, septième, mineur, puis un la, un ré, un sol et ainsi de suite. Et chacun de ces accords est créé, dans les studios de l'Ircam, à partir d'une base de données qui emprunte à l'histoire de la musique, car ce sont des centaines de milliers d'extraits de mélodies mises côte à côte. A moi de travailler à partir de cette avalanche de sons qui a déjà un sens en termes d'accord : les enchaîner, les granuler, les tordre… Enfin, s'ajoutent la "sonification" de bruits de la vie de tous les jours ainsi qu'une très légère voix de robot qui souligne certaines consonances". L'œuvre de Daniele Ghisi est un jeu, mais la réflexion n'est jamais loin. "C'est une musique qui prend son essence - ses sons - de la vie et qui, par l'intervention des ordinateurs, se base sur l'inattendu". "An experiment with time" est peut-être une manière aussi d'exorciser la peur du temps qui passe : "Sûrement !", abonde Daniele Ghisi, et de conclure : "je ne fais que rire et jouer avec la peur ! "
"An experiment with time" à la Maison de la Poésie
Dans le cadre du festival de l'Ircam Manifeste
Une installation sonore et vidéo de Daniele Ghisi
Les 2 et 3 juin à 17h30
157 rue Saint-Martin, Paris 3e
L'Ircam n'est jamais loin
"En réalité, mon implication dans la musique contemporaine et électronique est étroitement liée à l'Ircam car j'y ai appris mes bases par le cursus dit d'initiation approfondie", explique Ghisi sélectionné il y a 7 ans parmi de nombreuses candidatures car l'institution créée par Pierre Boulez est mondialement réputée. De sa vie avant l'Ircam, Ghisi parle volontiers, mais à condition d'être questionné. Un discret disert. Il grandit à Bergame, petite ville riche du nord de l'Italie, à quelques kilomètres de Milan. C'est là qu'il fait ses classes musicales, en piano d'abord avant de s'orienter dès 13 ans en cours de composition car, dit-il, il passe l'essentiel de son temps à improviser. Coup de chance, la classe est tenue, dans ce conservatoire local, par un certain Stefano Gervasoni alors à ses débuts, aujourd'hui l'un des noms de la musique contemporaine made in Italy et professeur au Conservatoire de Paris. Gervasoni le forme et le stimule. Curieux et ouvert, Daniele Ghisi n'est pas pour autant en avance sur son temps : "J'ai commencé à écrire avant de découvrir la musique contemporaine, et j'ai découvert très tard l'électronique. Mais quand c'est venu, ça a été violent, bouleversant. L'utilisation des moyens électro acoustiques a changé ma manière de penser la musique, mais mon univers d'avant, peuplé des Ligeti, Lachenmann, Benjamin, et surtout Berio ne disparait pas, au contraire. Aujourd'hui, j'essaie d'appliquer à la musique acoustique les paradigmes de l'électronique et vice versa". "Nostre" (2013) pour chœur et électronique en est un exemple."La création artistique, fille de son époque"
Comme d'autres illustres compositeurs avant lui (Iannis Xenakis en tête), Daniele Ghisi est à la fois diplômé en musique et en mathématiques. "J'ai fait maths parce que c'est beau ! C'est une beauté qu'on touche du doigt : quand je parviens à déceler les maths derrière la relativité par exemple, je reçois la même émotion esthétique qu'avec le "Requiem" de Zimmerman !" Ghisi n'accepte pas l'opposition communément établie entre science et musique."On entend souvent ce lieu commun qui dit : si Beethoven n'avait pas existé, personne n'aurait écrit ses symphonies, alors que si Einstein n'avait pas existé, quelqu'un aurait fini par faire sa théorie, sous-entendant par là que la création scientifique n'est que mécanique (et pas esthétique), alors que la création artistique serait divinatoire ! Je pense plutôt que la création artistique est fille de son époque", dit-il. Lui-même assume en tant que musicien des influences que les générations précédentes n'auraient pas osé revendiquer : "nous avons sûrement fait tomber des tabous et il ne m'est pas difficile de trouver de la profondeur dans la production pop des Flaming Lips ou de Madonna. Dans ce qui m'inspire, tout peut contribuer : les Radiohead au même titre que Lachenmann !".
Engagement
Ghisi va plus loin dans la définition de son rapport à son époque et au monde. "Pour moi composer veut dire, de plus en plus, chercher une clef de lecture au monde, ce que les Allemands appellent la "Weltanschauung" (conception du monde), sans doute pour se sentir moins seuls", explique le musicien. "Par ailleurs", ajoute-t-il, "le format de la musique contemporaine, ses modes de fonctionnement me paraissent déjà réducteurs. Mon envie d'établir des ponts avec les autres arts, l'utilisation de plus en plus fréquente de la vidéo, l'idée de penser les œuvres comme des projets et non des "morceaux" vont sûrement dans ce sens". Avec cinq autres compositeurs italiens, Daniele Ghisi a créé un blog, "Nuthing", espace collectif de musique autant que de parole. "On y encourage les œuvres d'autres compositeurs qu'on découvre, mais on parle aussi de politique musicale, on cherche à développer ce rôle social que la musique peut avoir et n'a pas toujours. En tout cas pas le contemporain, jusqu'ici cantonné à un circuit fermé. Ce n'est pas un problème nouveau, mais qui se pose de manière urgente compte tenu des possibilités offertes par la technologie et dans une situation de crise économique et sociale de cette ampleur"."An experiment with time"
Le dernier projet de Daniele Ghisi, "An experiment with time" est une réflexion sur le temps qui, à sa manière, répond à cette exigence d'ancrage dans le monde."Je me suis inspiré du livre éponyme de Jonathan Dunne, de 1927. L'auteur part d'un rêve prémonitoire qu'il a vécu et se lance dans un étrange calcul sur le nombre de rêves se référant tantôt au passé et tantôt à l'avenir. Il en tire la conclusion que le déroulement du temps est un phénomène de la conscience. J'emprunte la même narration et je suggère la question : et s'il y avait un temps différent ? J'imagine, grâce à la vidéo, un journal de bord de John Dunne qui re-parcourt une année à trois niveaux de temporalités différentes, visibles sur trois écrans : une année (le temps réel, au centre), une journée (à gauche), une vie (à droite)".
La musique de Daniele Ghisi accompagne ces opérations de "séparation" et de "dilatation" du temps tout au long des 46 minutes de la vidéo. "Les douze mois prennent la forme de tonalités – ou accords différents : un si majeur, un si septième, un si mineur ; puis un mi majeur, septième, mineur, puis un la, un ré, un sol et ainsi de suite. Et chacun de ces accords est créé, dans les studios de l'Ircam, à partir d'une base de données qui emprunte à l'histoire de la musique, car ce sont des centaines de milliers d'extraits de mélodies mises côte à côte. A moi de travailler à partir de cette avalanche de sons qui a déjà un sens en termes d'accord : les enchaîner, les granuler, les tordre… Enfin, s'ajoutent la "sonification" de bruits de la vie de tous les jours ainsi qu'une très légère voix de robot qui souligne certaines consonances". L'œuvre de Daniele Ghisi est un jeu, mais la réflexion n'est jamais loin. "C'est une musique qui prend son essence - ses sons - de la vie et qui, par l'intervention des ordinateurs, se base sur l'inattendu". "An experiment with time" est peut-être une manière aussi d'exorciser la peur du temps qui passe : "Sûrement !", abonde Daniele Ghisi, et de conclure : "je ne fais que rire et jouer avec la peur ! "
"An experiment with time" à la Maison de la Poésie
Dans le cadre du festival de l'Ircam Manifeste
Une installation sonore et vidéo de Daniele Ghisi
Les 2 et 3 juin à 17h30
157 rue Saint-Martin, Paris 3e
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