Lucas Debargue, pianiste : "En concert, il n’y a plus de je, on est le son lui-même"
Nous rencontrons Lucas Debargue dans l’immense et splendide atelier des Pianos Nebout (restauration, réparation et vente de pianos d’exception), dans le quartier de la Place Clichy à Paris. Les propriétaires des lieux l’autorisent à travailler ici, parmi des dizaines d’instruments, dont certains de très grande valeur historique. Le voyant là, il est, certes, comme un poisson dans l’eau, mais ne correspond pas précisément à l’image qui circule de l’homme-piano, quelque peu renfermé et distant du monde… Debargue, à peine sorti de son morceau, se lève énergiquement, frémit d’impatience, sautille comme un boxeur juste pour le plaisir de raconter son nouveau disque Bach, Beethoven et Medtner (chez Sony Classical), expliquer ses choix, débattre. Et replonge au piano dès que la preuve par le jeu l’exige.
Quelle est votre relation au piano ?
Le piano comme instrument n'est pas du tout important pour moi, ce n'est pas un instrument que j'aime absolument. Je l'aime dans la mesure où il me permet d'atteindre... quelque chose. (Il est face à son piano et commence à jouer du Schubert). Par exemple, hier pendant le concert j'ai atteint ceci... (piano). Voilà. Mais j'oublie que je suis en train de jouer du piano. Je me fiche du piano. Ce qui me plaît, c'est l'état auquel la musique me porte. Même la musique en elle-même m'embête. Je ne suis pas un fanatique, je ne vais pas passer mes soirées au concert, ça me fatigue : si je sens que le musicien ne se met pas en danger, si on sent qu’il n’y a pas un peu de sueur, un peu de sens, ça ne m'intéresse pas. Mais c’est vrai également avec d’autres formes d'art que la musique.
C’est ça "l'esprit punk" que vous avez un jour revendiqué ?
Je parlerais d'esprit punk moins par rapport à la musique que, de façon plus globale, par rapport à la vie. Parce que la vie est devenue tellement propre, tellement soignée pour beaucoup de gens et de pays, avec une dose de perversion derrière qui est immense, que je ne peux souhaiter que du désordre. Pour moi c'est la musique qui donne la règle, l'échelle exacte des choses ; elle me porte à un plus haut niveau d'intensité, c'est comme si je sentais naturellement que j'ai un regard plus juste sur la vie, et ça me permet de voir à quel point on manque de cette énergie de désordre.
Votre rapport à la musique était le même quand vous étiez bassiste de rock ?
C'était pour répondre à autre chose, j'étais dans un autre élan, avec d'autres personnes. Je ne me considère pas comme un bassiste de rock qui est devenu pianiste, ce serait faux. Je suis un musicien, et il m'est arrivé plusieurs choses dans la vie. Je suis un mec normal : quand je n'avais personne pour me coacher avec le classique, je n'ai pas fait du classique ; quand j'ai rencontré des amis au lycée avec lesquels on pouvait jouer de la musique en soirée au lieu de picoler et être en passif, on a monté un groupe et ça a été excitant de le faire. Je suis juste musicien. Musicien plus que pianiste et d’ailleurs à plus forte raison artiste plus que musicien.
Qu'est ce qui fait qu'une interprétation est bonne ?
C’est une question d’intuition, je crois en l'évidence. Je suis extrêmement sceptique quant à la subjectivité par rapport à l'art, il y a une évidence de la beauté. Mais là on parle du point de vue de l’auditeur. En tant qu'interprète en revanche, c'est plus compliqué. Je ne saurai jamais si une interprétation est bonne, parce que ce n'est pas du tout ça que je cherche.
Qu'est-ce que vous cherchez ?
Je suis dans un laboratoire et c'est pendant les concerts que je travaille le plus. Un concert est une séance de travail, parce que c'est le seul moment où on atteint cet état psychique lié à cette position, seul, attendu pour quelque chose de précis par tous les autres. C'est une situation limite. Il y a plusieurs manières de réagir à ça : certains arrivent à se forger des sortes de carapaces leur permettant d’être totalement dans leur monde. Sans se soucier du public, ils parviennent à laisser entrer ce public dans leur univers. Personnellement, une fois sur scène, j'ai une étrange sensation, moitié peur moitié jouissance, et je me dis que je suis incapable de jouer mon morceau. Je visualise dans ma tête certains passages que je suis censé jouer mais c’est complètement décousu et je vois - toujours virtuellement - mes mains essayer de jouer sans y parvenir. C'est une émotion qui n'est pas du tout désagréable parce que c'est comme si ce n'était pas moi qui devais jouer. Moi je suis là pour écouter, me dis-je, pour observer de l'intérieur ce qui va se passer, pour essayer de laisser les choses arriver. Mais ce n'est pas moi qui dirige. Je reçois.
Qu'est-ce qui amène cet état de réception ?
Quand je choisis un morceau que je vais interpréter, il y a toujours au début une période de flou, il n'y a rien, c'est le noir. C'est pourquoi c'est important pour moi de ne surtout pas passer mes journées au piano. Je passe beaucoup de temps à marcher en pensant à des choses et tout à coup, un passage du nouveau morceau va m'apparaître clairement. À moi de comprendre comment le réaliser. Le travail au piano n'est vraiment que de la vérification. Tout doit déjà être en place. C'est ambigu et difficile à définir : je pourrais tout aussi bien vous répondre que je prends les partitions, je les étudie, je prends des notes et j'essaie de faire ce qui est marqué. Et ce serait très vrai aussi. Le plus intéressant est l'état psychique que je décrivais, sur scène, avant de commencer à jouer et, en mon intérieur, quand je joue : c'est une situation grisante, d'oublier... soi. Il n'y a plus "je", il n'y a plus moi, il n'y plus de différence entre le corps et l'extérieur, on est le son lui-même.
Votre dernier disque, chez Sony, associe la Sonate pour piano n°7 en ré majeur de Beethoven (celle avec laquelle vous avez fait sensation au concours Tchaïkovski en 2015) à celle en fa mineur de Medtner, et à la Toccata en ut mineur de Bach. Comment avez-vous fait ce choix de répertoire ?
Ce qui m'intéresse, ce ne sont ni les époques, ni les compositeurs, ni les styles. Je ne crois absolument pas aux styles. Trop d'écrits, trop d'encre là-dessus, trop de classes de conservatoire où on apprend à écrire à la manière de. Pour moi, il y a la musique et les liens entre les compositeurs, les passerelles entre les œuvres. C'est intéressant d’écouter dans Medtner (qu’il joue au piano), ce qui se passe à la main gauche qui rappelle étrangement – écoutez maintenant - Bach, Première invention (il joue Bach).Voici la passerelle !
Il en va de même entre Medtner et Debussy…
(Il joue un mouvement lent de Debussy)... Mais c'est Medtner qui est le premier chronologiquement ! C'est intéressant, ces petites formules mélodiques peuvent créer des messages auxquels on peut associer des affects, des mots et ça tisse une trame d’une œuvre à l’autre.
Revenons à votre choix…
Ce sont trois œuvres de jeunesse. Je voulais, dans la construction du disque, mettre une fugue au début (Bach) et à la fin (Medtner). C'est comme si la toccata de Bach au départ donnait un résumé de tout ce qui va se passer. Les deux grandes sonates sont organisées un peu de la même manière, avec chacune un mouvement lent et très développé, qui est très méditatif, choral. Et après, les développements très contrapunctiques, surtout sur des petites cellules mélodiques avec Beethoven. (Il joue et rapproche les morceaux) Tout est issu du même motif : dans tous les mouvements, il y a des échos du premier mouvement, etc. Ce sont des écritures très organiques, très cycliques. Ça m'intéressait de mettre en parallèle la sonate de Beethoven et celle de Medtner, des œuvres contenant en puissance déjà tous leurs langages respectifs : des timidités par moments, des partis pris violents à d'autres moments mais aussi des choses qu'on ne verra plus jamais. Comme chez Beethoven : alors que dans cette sonate on est encore dans la farce, la suivante sera la Pathétique !
Lucas Debargue
Disque Bach, Beethoven, Medtner
(Sony Classical)
En concert Salle Gaveau à Paris
Le 8 novembre 2016
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.