La Folle journée, acte 3 : "Des canyons aux étoiles", un résumé de l’Amérique
C’est du sérieux maintenant. Le vendredi, ça commence le matin. Mercredi, jeudi, on pouvait faire grasse mat’, aller manger sa crêpe au déjeuner. On pouvait admirer tard les (superbes) éclairages d’une Nantes qui se donne des allures de Bordeaux (leurs fortunes faites pour toutes les deux au XVIIIe siècle sur la traite des Noirs). On pouvait admirer les colonnes Louis XVI du théâtre-opéra de la place Graslin rénovée. Mais maintenant c’est, du matin jusqu’au soir, le brouhaha, la cohue, bref le bonheur. En huit noms.
Zahia Ziouani : elle est la star de Nantes
Chef d’orchestre femme (déjà rare) et de parents algériens (cas unique). Basée dans le 9-3 (à Stains), terre de mission de la musique classique. La réduire à un alibi culturel serait pourtant aussi désobligeant qu’odieux (la dame, chapeau bas, a étudié avec Sergiu Celibidache). Attentives, 1900 personnes l’écoutent (à 10 heures du matin, et beaucoup sont des têtes blondes mais pas que…) pour vérifier que les sons n’ont pas toujours besoin d’images. De « La panthère rose » à « La guerre des étoiles », Ziouani insiste sur la qualité de l’écriture symphonique d’un Henry Mancini ou d’un John Williams. Ma réserve est là: la musique prime sur le style, « New York New York » finit par sonner comme « Les 7 mercenaires ». Deux « must » : « Pirate des Caraïbes » (de Klaus Badelt) dont on (re)découvre la valeur et les accents irlandais; et un éblouissant « Hello Dolly » où les musiciens de l’orchestre Divertimento de Ziouani prouvent qu’ils sont aussi des individualités formidables (les cuivres !)
Tai Murray : violoniste afro-américaine (rare aussi), c’est l’autre femme-révélation de Nantes, d’autant qu’elle joue peu en France
Sous la direction de Jean-François Heisser elle aborde la « Sérénade » de Bernstein comme un chemin qui ouvre sur l’inconnu d’une forêt profonde. Grande musicalité, élégance, pudeur (parfois trop). Bernstein, avec cette manière de concerto, a gagné auprès des puristes ses galons de compositeur sérieux! Avant, l’ « Adagio » de Barber (on s’y laisse encore prendre) et la magnifique musique (meurtre sous la douche compris !) de Bernard Herrmann pour « Psychose » d’Hitchcock. Même sans les images ça fait peur.
Frank Braley (de plus en plus christique)
Il joue le piano solo de Gershwin, une « Rhapsody in blue » somptueuse et les « 9 songs » (dont « The man I love », le chic même !). Et il le joue comme l’égal des plus grands (qu’il est), Prokofiev ou Bartok. Avec des qualités retrouvées : élégance, clarté, nonchalance…concentrée. De plus, merveilleux pédagogue, il nous raconte les influences mutuelles Europe-Etats-Unis et nous joue (aussi) un Debussy précurseur des pianistes de jazz. (Gershwin était venu en Europe pour voir Ravel, son dieu: « Cher maître, je viens prendre des leçons avec vous ». Ravel lui répondit : « Je n’ai rien à vous apprendre. Vous savez déjà tout. Et mieux que personne »)
Antheil et Varèse. Le Varèse de « Ionisation » : 9 percussionnistes comme dans un magasin de jouets, à taper partout
Etude incroyablement moderne du révolutionnaire Varèse (avec sirène qui ressemble à un cri de hyène!). D’Antheil la musique du film « Ballet mécanique » de Fernand Léger. Mécanique et surréaliste : montage vertigineux où se succèdent cercles, bouteilles de vin, chapeaux, autos tamponneuses, sourire de femme maquillée, Charlot marionnette. Et un avion qui passe. Accompagnant cette orgie visuelle la musique d’Antheil, d’une énergie hallucinée. Folie furieuse ? Non, folie géniale. Par les musiciens de l’Orchestre national de France sous la houlette de René Bosc, Jean-Frédéric Neuburger et Bertrand Chamayou en pianistes (de luxe). Au milieu une superbe évocation de Gershwin aux percussions concoctée par Didier Benetti. Entendre la « Rhapsody in blue » par 3 xylophones épatants et une batterie déchaînée, il n’y a qu’à Nantes…
Henri Demarquette : un des meilleurs violoncellistes de notre école française qui n’en manque pourtant pas
Profondément musicien sans jamais d’esbroufe. Avec Boris Berezovsky (très bien), la sonate de Barber (séduisant mélange de romantisme attardé et de moderne mal assumé), celle d’Elliott Carter (élégiaque et…atonale. Un peu longue) Et trois « Pièces juives » du grand Ernest Bloch, jouée avec pudeur comme des mélodies fantômes (Demarquette et Berezovsky, les partenaires préférés de Brigitte Engerer. Cela fait deux ans qu’elle ne joue plus à Nantes).
Quatuor Besamim : sonorités encore vertes chez ce jeune quatuor allemand bardé de diplômes qui joue trois exilés juifs, Korngold, Bloch et Gruenberg
Mais n’y voyez que des musiciens défendant d’autres musiciens dans le genre le plus exigeant de la musique. La nostalgie viennoise de Korngold, une danse des îles océaniennes Tonga pour Bloch, une mélodie juive évoluant en… square dance pour Gruenberg : trois manières d’être grinçant. (Pendant le concert une dame s’évanouit. On l’évacue. Mon voisin rigole. Comme quoi il y a aussi des cons aux « Folles journées »)
Adam Laloum : mon chouchou du piano
Il vient avec ses amis du « Trio des Esprits » (le surnom du 5e de Beethoven). 3 nocturnes de l’insaisissable Bloch. Insaisissable car trois Bloch à la suite, ce sont trois climats très différents. En commun lyrisme et couleurs sombres. Puis le Stravinsky néo-classique. Le « Divertimento » violon-piano où Mi-Sa Yang a du mal à comprendre l’esprit pastiche de l’œuvre, en sus quelques insuffisances techniques qui n’arrangent rien. Victor Julien-Laferrière est mieux dans « Le baiser de la fée » (violoncelle-piano) qui est un vrai « à la manière de » (Bach ou Scarlatti) mais le son manque de puissance. Comme dit une dame : « C’est un trio qui est un duo ». Laloum, comme d’hab’, impeccable.
Olivier Messiaen : « Des canyons aux étoiles », partition-monde d’1h40 qui peut fasciner, écraser, ou les deux en même temps
On retrouve de Messiaen l’orchestre luxuriant, les oiseaux, le mysticisme. Mais, correspondant à l’Amérique, des sons proprement inouïs (jamais entendus) : cette percussion-cylindre incroyable qui reproduit le vent du désert, ce tambourin à bruit de sable. Ces oiseaux inconnus (le moqueur polyglotte, le cossyphe d’Heuglin) que Jean-Frédéric Neuburger évoque de manière hallucinante. En même temps aucune de ces cellules mélodiques qu’on trouve dans « Turangalila » et qu’on retrouvera dans « Saint François », un orchestre d’une aridité radicale brossant le tableau d’une Amérique intimidante (même les oiseaux semblent influencés par ceux d’Hitchcock !) Jean-François Heisser et ses musiciens de Poitou-Charentes se surpassent. Quand on sort il n’y a ni canyons ni surtout d’étoiles. Il pleut. Beaucoup.
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