: Interview Le pianiste Bertrand Chamayou raconte Maurice Ravel en huit mots-clé
Nous nous voyons avec Bertrand Chamayou le 11 janvier, quelques heures à peine après l'annonce de la mort de David Bowie. Le pianiste ne cache pas sa tristesse, "j'aime beaucoup son œuvre", précise-t-il simplement, avant d'évoquer une autre disparition qui l'a affecté au premier chef, celle de Pierre Boulez. Ironie du sort, les deux musiciens étaient célébrés, au même moment, par une exposition chacun, à la Philharmonie de Paris et Chamayou se souvient d'avoir vu les deux d'affilée. Bertrand Chamayou est l'un de ces "enfants de Boulez", durablement marqués, dès l'adolescence, par l'empreinte du compositeur. Comble du bonheur pour le jeune homme, Boulez l'a "adoubé", le prenant sous son aile à sa sortie du conservatoire. Il y eut ainsi plusieurs rencontres entre les deux musiciens scellant une certaine complicité entre le plus célèbre des compositeurs français du XXe siècle et l'alors jeune pousse du piano. En jouant sous sa direction en décembre 2011 sur un programme Bartok, le pianiste est l'un des derniers solistes à l'avoir côtoyé.
Autre figure incontournable dans la formation musicale de Bertrand Chamayou, Maurice Ravel, qu'il a beaucoup joué en concert mais n'avait encore jamais enregistré. C'est chose faite avec l'intégrale qui sort aujourd'hui chez Erato, une intégrale "raisonnée" commençant par "Jeux d'eau" et comprenant l'essentiel des œuvres pour piano, et notamment "Pavane pour une enfante défunte", "Miroirs", les "Valses nobles et sentimentales", "Gaspard de la nuit", "Le tombeau de Couperin", mais excluant quelques œuvres comme "La Parade" ou la transcription de "Daphnis et Chloé". Pour l'interview de ce jour, nous avons procédé par mots-clé pour comprendre la relation du pianiste à Ravel et sa démarche d'interprétation, en en soumettant six à Bertrand Chamayou, auxquels lui-même en a ajouté deux à notre demande.
1. ENFANCE
"Ce qu'a été Ravel dans mon enfance ? Il est le tout premier auteur du 20e siècle que j'ai connu. La partition était celle des "Jeux d'eau". Je revois bien la scène : j'étais encore petit et un voisin de Toulouse qui était plus avancé que moi au piano me l'a montrée. Or cette partition est noire de triples croches, alors qu'à l'époque je ne jouais que des petits morceaux, je n'avais jamais dépassé en complexité les œuvres du style classique. Ce qui m'a interpellé, c'est le graphisme. Même avec mon niveau, je percevais qu'on pouvait décrire un élément, en l'occurrence l'eau, avec la musique. Rien qu'avec le graphisme, on le voyait : des gouttes d'eau se dessinaient sur la partition. Ça a été le point de départ de ma fascination pour Ravel et pour la musique du 20e siècle en général. Car j'ai, du coup, voulu tout connaître sur Ravel, plus tard j'ai abordé "Gaspard de la nuit", j'ai continué au Conservatoire de Toulouse, j'ai même eu les enregistrements de Vlado Perlemuter (qui fut l'élève de Ravel)... Très peu de temps après d'ailleurs, je suis allé écouter ce dernier en concert à Toulouse et il a joué "Jeux d'eau" en bis pour me combler. Aujourd'hui, "Jeux d'eau" est la première plage de mon intégrale Ravel, et ce n'est pas un hasard".
"L'enfance c'est aussi un thème très important chez Ravel. Il suffit de voir sa maison à Montfort l'Amaury pour se rendre compte : il y a partout des bibelots, des gadgets, il a un goût pour la futilité et pour le jouet. Certaines partitions sont très révélatrices de ça, notamment dans la musique d'orchestre, l'une d'elles étant "l'Enfant et les sortilèges". Mais c'est présent aussi dans sa musique de piano. Dans le petit "Prélude" qui ressemble un peu à "Ma mère l'oie", la concision, les mélodies très pures, correspondent au monde enfantin. Mais de manière plus générale, sa musique est toujours composée à partir d'une gageure, comme un jeu : ainsi par exemple, celui de mettre un glas tout au long de la pièce "Le Gibet", qui par ailleurs est une oeuvre morbide, très éloignée de l'enfance... Toujours dans "Gaspard de la nuit", on est en revanche dans la féérie avec "Scarbo" et "Ondine". Il y a chez Ravel quelque chose d'irrésolu, toute sa vie un enfant qui sommeille en lui, et c'est très net dans sa biographie. Au delà du fait qu'il n'a pas eu d'enfance (ce qui ne porte pas nécessairement à conséquence), il y a quelque chose de bloqué dans sa personnalité, une sorte d'adulte cynique désabusé qui est un grand enfant à l'intérieur. Et ça se traduit dans sa musique. Je parlais de son goût pour le gadget, il y a aussi des formes de jeu musical, "en toc", qui deviennent, par la magie de son métier, de son savoir-faire, de très grandes œuvres, loin de toute futilité. Ainsi "Le Boléro" : on dirait qu'il joue, ça part d'un amusement..."
2. INFLUENCES
"Au panthéon des grands compositeurs, dans le musicalement correct, Ravel fait partie des musiciens révérés, dans la lignée de Bach à Beethoven ou Mozart… Considéré comme sérieux, plus encore que les Russes, autant que Debussy, Stravinski, Bartok. Or, les compositeurs dont il se revendique sont Chabrier, Massenet, Saint-Saëns, et Liszt, considéré encore aujourd'hui avec condescendance par certains milieux intellectuels. Certes il y avait quand-même Mozart. Mais pour le reste, Ravel aimait cet univers apparaissant comme futile et superficiel, ce sont vraiment ses influences. La "Sérénade grotesque", la "Pavane pour une enfante défunte", viennent clairement de Chabrier, le "Gaspard de la nuit" et bien sûr les "Jeux d'eau", de Liszt et dans les "Valses nobles et sentimentales", il y a l'influence de Schubert, mais pas celui des dernières sonates, plutôt celui de la Valse viennoise. Il a donc le plaisir de prendre ces choses plutôt désuètes à l'époque, ou légères pour en faire quelque chose. C'est très amusant".
3. CAMELEON
"Caméléon : c'est le mot qui définit le Ravel qui me marque, justement à cause de la démarche évoquée. Il prend une valse viennoise et en fait du Ravel. Il prend la tendance impressionniste (alors qu'il est tout sauf un impressionniste) et fait du Ravel. Des danses antiques, baroques et en fait du Ravel… Il a beau se transformer, c'est toujours lui. La grande force de Ravel, est que derrière tous ses masques, on perçoit son visage. Si on prend deux œuvres qui n'ont rien à voir à priori, "Jeux d'eau" et "Pavane", beaucoup de gens seront aptes, même sans un grand niveau musical, à déceler leur point commun, l'harmonie. Ces harmonies de Ravel qu'on dit un peu "jazzy" avec les septièmes, les neuvièmes, et qu'on étudie dans les classes académiques d'harmonie".
4. GAGEURE
"Au même titre que caméléon, et l'un va dans l'autre : le mot gageure. C'est comme un défi à chaque fois. Dans toutes les œuvres : la cloche dans "le Gibet", la valse viennoise ou la danse baroque à retranscrire, le défis du "Boléro", celui du "Concerto pour la main gauche", etc".
5. INTERPRETATION
"Dans le cas de Ravel la question de l'interprétation est particulière. Certains compositeurs contemporains de Ravel comme Janacek, par exemple, sont dans une approche assez libre de l'écriture qui offre une énorme latitude à l'interprète. Même Debussy, qui est moins cadré, permet de la fantaisie. Chez Ravel, l'ossature est si forte que la partition tient déjà toute seule, sans l'interprète. Faire des fantaisies, c'est courir le risque de désarticuler la musique. Tout est très détaillé, Ravel a lui-même a écrit les indications et il y a très peu de place pour l'improvisation. Il y a certes des cas géniaux, quelques interprétations de Samson François, ou d'Ivo Pogorelic (qui a fait un génial "Gaspard de la nuit", un peu fantasque), mais on ne peut pas trop détourner le texte sinon on est dans le hors sujet total".
"La marge de manœuvre est donc très restreinte, on est limité dans les choix de dynamique et d'agogique (les modifications de tempo non écrites) : on ne peut pas vraiment surprendre les gens avec des écarts de tempo énormes, on peut juste faire un peu plus vite. L'interprétation se joue alors vraiment entre les lignes, entre les notes. Il faut le préciser, c'est assez propre à beaucoup de musiques françaises, à l'image de la langue française elle-même, assez peu accentuée. Quand on écoute sa musicalité, il y a quelque chose de plat, on joue dans une dimension linéaire. Du coup, on ne peut pas s'amuser à tenter une sorte de contraste excessif au risque de tomber dans la caricature si on grossit le trait".
6. TEMPS
"Le temps est là pour laisser "décanter", c'est le mot clé. Ça peut paraître un peu cliché, mais je le vois bien avec les œuvres que j'ai beaucoup jouées, comme le "Gaspard de la nuit" par exemple. Le temps est essentiel. Quand on a lu beaucoup de choses sur un auteur, comme ça a été le cas chez moi pour Ravel, il faut du temps pour savoir ce qu'on en retire. Surtout si l'on veut avoir une dimension personnelle dans l'interprétation d'une œuvre, il faut que le temps permette à notre mémoire de déformer les informations qu'on a. Ce côté déformation – transformation est très intéressant. Pour mon disque Schubert, l'année dernière, j'avais moins de recul par exemple : je me suis servi alors d'un imaginaire qui n'est pas celui de Schubert. J'ai joué la "Wanderer Fantasie" et les transcriptions de Liszt, en me servant davantage d'un imaginaire romantique lié à Liszt, que je connaissais bien, que de mon rapport avec Schubert. Dans le cas de Ravel, j'ai eu un imaginaire totalement et directement lié à Ravel : les livres que j'ai lus (notamment ceux de Manuel Rosenthal), les récits que j'ai eu de gens - j'ai travaillé avec Jean-François Heisser, ancien élève de Vlado Perlemuter, il avait des versions annotées par lui, donc des notes transmises depuis Ravel sur trois générations… Avec le temps, j'ai pu "interpréter" ces informations, les filtrer".
7. OBSTACLES
"Pour ma part, ce n'est pas nécessairement l'ultra-virtuosité de certaines pièces de Ravel qui m'a posé problème. J'ai beaucoup pratiqué ce type de répertoire "de haute voltige lisztienne", et sans vanité, ce n'est pas pour moi le plus grand obstacle. Certes, je peux toujours me tromper. Mais le vrai obstacle pour moi dans Ravel est, comme on l'évoquait, le peu de marge de manœuvre : comment arriver à dégager une caractérisation de chaque pièce, tout en donnant la sensation d'unité de l'intégrale ? Je ne suis pas un féru d'intégrales, mais dans le cas de Ravel et dans ma propre expérience, j'ai trouvé qu'une monographie se justifiait : je le vois comme un voyage sur ses 24 ans de production de musique pour piano, avec des œuvres qui se répondent au travers des époques. J'évoquais l'image de caméléon : on sent dans l'intégrale cette grande unité, alors qu'il y a un numéro de transformiste qui est fait de plage en plage. La difficulté est de le souligner sans tomber dans la grossièreté : jouer "l'Alborada" sans en faire un gros flamenco excessif, les "Jeux d'eau" pas de manière éthérée, "La Pavane" sans la faire trop lentement, comme c'est le cas très souvent. Cet exemple est intéressant : Ravel demandait un tempo très allant pour "La Pavane" et je pense que son influence était "Idylle" de Chabrier, une pièce assez allante, assez joyeuse. C'est le côté "défunt" qui a incité les gens à faire quelque chose de très ralenti, alors que ce titre vient d'une boutade : Ravel a ajouté "enfante défunte" à sa "Pavane", uniquement parce qu'il trouvait l'allitération très jolie".
8. ORCHESTRAL
"Ravel est un modèle d'orchestration, on est dans la luxuriance des timbres. Pour moi, quand on traite de piano, depuis Liszt notamment, "orchestral" c'est la profondeur, les effets de perspective qu'on peut faire avec les registres : avec l'aigu, le grave, quand on espace les choses, et qu'on peut avoir vraiment quelque chose de tridimensionnel. Dans "Ondine", par exemple, quand une mélodie a une myriade de notes autour d'elle, ce n'est pas un son objectif, c'est comme un son enrobé d'un spectre sonore, typiquement le son d'une cloche".
Bertrand Chamayou joue l'Intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel
Théâtre des Champs-Elysées
15 avenue Montaigne
75008 Paris
Le 19 janvier 2016 à 20h
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