: Interview Fascinantes "Confluences" de Benjamin Alunni, entre mélodie française et culture juive
Benjamin Alunni est l'une des pépites de la nouvelle scène lyrique française : à la fois ténor et flûtiste à ses débuts, il s'est fait depuis dix ans un petit nom (sur lequel il n'est pas risqué de parier) dans le répertoire baroque auprès de Skip Sempé, Christophe Rousset et surtout William Christie avec lequel il a notamment participé à la recréation mythique de "Atys" de Lully en 2011. Mais la mélodie française et le lied ne sont jamais loin, tout comme la création contemporaine à laquelle il semble très attaché.
Après différents disques collectifs, Benjamin Alunni, propose un projet extrêmement original pour son premier disque personnel, qu'il compose avec la pianiste Marine Thoreau La Salle et la violoncelliste Lydia Shelley. Il s'intéresse à un patrimoine musical étonnant qui signe la rencontre entre la mélodie française (autrement dit le poème chanté de tradition hexagonale) et les cultures juives. Exemple : un texte médiéval hébraïque est repris en une sorte de chanson de cabaret des années 30, signée Elsa Barraine. Une opérette yiddish s'inspirant de chants populaires d'Ukraine, devient une chanson à boire composée par Léon Algazi. Autre exemple encore, un certain Maurice Ravel, musicien non juif, compose un kaddish, texte central de la liturgie hébraïque. De tout ce patrimoine, Benjamin Alunni a sélectionné de quoi faire un double disque insolite, subtil et d'une belle variété : des chansons (en français, mais aussi en hébreu, yiddish, et araméen avec traduction dans le livret) des XXe et XXIe siècles (de 1914 à 2009). Leurs auteurs sont parfois des compositeurs célèbres ou reconnus comme Ravel donc, Darius Milhaud, Arthur Honegger ou, parmi nos contemporains, Graciane Finzi, mais aussi et surtout des musiciens oubliés ou méconnus qu'on aura plaisir à découvrir, comme Léon Algazi, Paul Martineau, Elsa Barraine, etc.
Comment naît un projet de ce type ?
Ça remonte à la fin de mes études. On m'avait demandé un projet qui me tienne à cœur, qui parle de moi. Et j'avais toujours eu, dans un coin de ma tête, une curiosité autour des "Deux mélodies hébraïques" de Ravel, parmi lesquelles il y un kaddish, un texte liturgique. Pourquoi Ravel, alors qu'à ma connaissance, il n'avait rien à voir avec le judaïsme ou la culture juive ? Je me suis demandé si d'autres auteurs, contemporains de Ravel, ont eu une démarche similaire. Je me suis mis à la recherche. Mon premier parti pris était la mélodie, parce que j'aime la musique de chambre, l'intimité musicale, mais aussi le rapport au texte. Et j'ai constaté qu'il y avait un corpus d'œuvres immense surtout en Europe centrale et de l'Est : il y avait là une très grande porosité entre la musique savante et la culture des populations ashkénazes d'Allemagne, de Hongrie, jusqu'en Russie. Mais en France ? Ravel a-t-il eu une sorte de "filiation" en ce domaine ? Personne à priori n'avait traité jusque-là ces thématiques. Et j'ai trouvé suffisamment d'œuvres qui s'apparentaient à ce désir, d'allier la mélodie et des inspirations juives, peu importe que le compositeur soit juif ou pas.
Votre démarche semble presque plus intellectuelle que personnelle…
Non, on ne peut pas dire ça. C'est aussi une façon de sublimer en musique une sorte de manque. Je ne vais pas trop parler de moi. Mais il y a une histoire familiale qui fait qu'il y a une rupture par rapport à une culture juive d'origine, et depuis l'enfance j'ai toujours eu une fascination et le désir d'y retourner. Et la musique pour moi est un peu une première étape, une façon de rassembler. Et même d'aller plus loin, puisque la culture ashkénaze et le yiddish par exemple, n'ont rien à voir avec mes origines. Grâce à ce projet, j'ai pu aborder des langues que je n'avais jamais chantées, il y a eu tout un travail. Et ce qui au départ n'était qu'un désir, une envie de musique, est finalement devenu un disque.
La démarche de ces compositeurs me rappelle un peu celle de l'écrivain Erri de Luca, qui sans être juif, s'est plongé corps et âme dans cette culture (en apprenant notamment à la fois l'hébreu et le yiddish) pour mener à bien son voyage littéraire…
Dans mon cas, ça touche aussi à la question : quand par exemple Ravel écrit un kaddish, est-ce qu'il écrit de la musique juive ? Or, ce n'est pas mon thème. Moi, c'est avant tout une quête, d'histoire et de patrimoine. Et l'envie de montrer la porosité dont je parlais. Je prends un exemple : quand on écoute une messe de Mozart en concert, elle est reçue par le public "déchristianisée" en quelque sorte, puisqu'il écoute une œuvre musicale avant tout. J'avais envie de montrer que cette démarche-là, dont on ne se pose même plus la question pour le répertoire catholique, chrétien, elle existe aussi pour d'autres religions. Donc je ne sais pas si c'est une musique "déjudéisée", mais l'idée est de montrer ces porosités, ces mélanges.
Le disque d'ailleurs passe facilement du profane au sacré…
Alors, pour moi dans ce programme, il n'y a pas de sacré. Il y a des œuvres qui ont une origine de fonction liturgique et les œuvres qu'on peut considérer comme purement sacrées sont les deux kaddish, de Ravel et de Finzi. Mais pour ces deux compositeurs, et Graciane Finzi l'explique clairement, le texte liturgique est appelé à sortir du religieux pour aller dans la salle de concert. Et, si on en est aux symboles, le kaddish de Graciane Finzi avait été créé en 2009 par Abdellah Lasri, un ténor marocain d'origine musulmane…
La double dimension, sacrée et profane existe aussi merveilleusement chez Monteverdi, en particulier dans le livre 8 des Madrigaux, que vous avez interprété sous la direction de Christophe Rousset.
Oui, c'est vrai, là aussi, il y a une porosité entre les styles.
A propos de styles et de formes musicales, votre disque en montre une grande variété, du kaddish à la chanson à boire, en passant par la pièce de cabaret ou la mélodie pure…
J'ai dû faire un choix, je n'ai pas pu tout mettre de ce que j'avais trouvé dans mes recherches. Mais j'ai voulu conserver la grande variété : il y a du populaire folklorique, il y a de la musique savante, il y a des pièces de compositeurs d'aujourd'hui. Une variété qui reflète aussi, d'un point de vue plus général, mon envie de faire des choses différentes, des choses classiques dans le sens chanteur d'opéra, mais aussi de la création, des styles différents, des projets plus expérimentaux avec des artistes d'un autre corps de métier… J'ai déjà eu la chance par exemple de beaucoup travailler avec la danse, de Odile Dubocq à Thomas Lebrun…
Qu'est-ce qui vous a le plus marqué de ce travail à la fois de découverte et d'interprétation musicale ?
Dans ma recherche, l'idée de me dire : tiens, on ne la connaît pas cette œuvre ! Et tout d'un coup, on sent une responsabilité. Je ne peux pas faire comme si je ne l'avais pas vue. Comme les mélodies d'Elsa Barraine, compositrice qui peut avoir un langage classique, savant et en même temps un côté hyper Kurt Weil très cabaret ! Elsa Barraine se sert d'un texte médiéval, d'un texte fin XIXe et d'un texte anonyme d'origine palestinienne… et tout ça en 3-4 mélodies ! Parmi ces œuvres, plusieurs n'étaient pas éditées. Il fallait le faire.
Parmi d'autres, la découverte de Léon Algazi est l'une des jolies pépites du disque.
Algazi, c’est une personne importante dans la musique juive au XXe siècle, il a eu des responsabilités importantes, à la Grande Synagogue, à la Schola Cantorum, à la radio. Il se trouve que j’ai retrouvé ses œuvres qui n’étaient plus éditées depuis les années 30 : il y a une ligne folklorique que certains peuvent connaître : Algazi y apporte des harmonisations, des arrangements. Il y a quelque chose de très populaire, d’enjoué, on dirait des petites scènes du quotidien dans une famille, entre les parents et les enfants.... C’est des éclairs, parfois ça dure moins d’une minute, c’est des clins d’œil à une atmosphère, c’est des pièces, il y en a trois en yiddish, trois en hébreu, c’est intéressant, on dirait un méli-mélo !
"Confluences" de Benjamin Alunni, avec Marine Thoreau La Salle et Lydia Shelley, disponible chez Klarthe.
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