Cet article date de plus de cinq ans.

"Debussy ? Il va droit à l’émotion" : la pianiste Eloïse Bella Kohn vient de publier l’intégrale de ses préludes

La jeune pianiste française Eloïse Bella Kohn qui vient de sortir chez Hänssler l’intégrale des préludes de Debussy, se produit samedi 22 juin au club Silencio. Rencontre avec une artiste douée, qui trace librement son chemin, hors de Paris. 

Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
La pianiste Eloïse Bella Kohn. (FELIX BROEDE)

Eloïse Bella Kohn est une jeune et très prometteuse pianiste française, formée au Conservatoire de Paris, puis en Allemagne (à Freiburg) et à Vienne (auprès de la Russe Lilya Zilberstein), où elle vit toujours. Nous l’avions découverte il y a trois ans, nommée par les prestigieuses Révélations de l’Adami. Elle a publié il y a quelques mois, chez Hänssler, l’intégrale des Préludes de Debussy, œuvre à bien des égards mystérieuse du compositeur français, qui rendait hommage aux préludes de Chopin, écrits 70 ans plus tôt. Rencontre, quelques jours avant son concert au club Silencio, le 22 juin.

Franceinfo Culture : Le choix de l’œuvre à enregistrer pour un premier disque est important. L'intégrale des Préludes de Debussy, que vous connaissez bien, s’est imposée comme une évidence ?
Eloïse Bella Kohn : Le fait de jouer beaucoup cette œuvre en concert, de l’avoir partagée avec le public, ça crée évidemment une relation particulière. Mais paradoxalement, j'ai souvent eu des déclics avec des compositeurs parce que d'autres œuvres qui n'étaient pas pour piano m'ont fascinée. Pour Debussy, il y a l'opéra Pelléas et Mélisande et il y a La Mer évidemment... Parce que la nature est vraiment omniprésente dans les Préludes, que ce soit le vent, la terre, la neige, le brouillard, les feuilles mortes, ces éléments très chers à Debussy. Et on peut en tant que pianiste s’inspirer des couleurs orchestrales de La Mer par exemple.

Vous avez déjà beaucoup interprété l'intégrale, mais c'était il y a sept-huit ans, ce qui représente une longue période pour une pianiste de 28 ans. Avez-vous appréhendé l'œuvre différemment ?
Ce sont des œuvres que j'ai abordées quand j'étais élève au Conservatoire avec Michel Béroff et après les années ont passé, j'ai arrêté complètement de les jouer et c'est incroyable de voir à quel point, même sans travailler, ça a continué à évoluer. A partir de cette base-là, de cette "première couche", ça a été plus facile d'aller plus profondément encore dans l'émotion juste, le phrasé juste, le tempo juste.

Les 24 préludes possèdent chacun un titre, mais qui n’est que suggéré, en fin de partition.
Oui, Debussy n'a pas voulu imposer à l'auditeur quelque chose, il a voulu provoquer son imagination, avec une atmosphère. Après, c’est à lui de voir si le titre correspond à ses impressions.

Parfois le titre ne correspond vraiment pas au ressenti...
Il y a des choses qu'on ne peut pas deviner si on ne connaît pas du tout. C'est assez fascinant et révolutionnaire à l'époque, quelque chose de jamais vu.

Il y a des références précises...
Oui la pièce Canope par exemple : il s’agit d’une civilisation antique, c’est assez mystérieux. Il y a des titres qui peuvent prêter à confusion ou avoir plusieurs significations, comme Les Voiles, qui peut se référer aux voiles de la danseuse Loïe Fuller, ou alors les voiles d’un bateau...

Plus largement, ces titres "à interprétation libre" renforcent le sentiment d’abstraction de l’œuvre... Dans quel état d’esprit l’avez-vous abordée ?
La sensibilité du pianiste dans ce cas-là est un élément très important. On n’est plus seulement au service d’un titre...

Procédons alors par des mots-clé : le premier, le plus évident, est "nature" 
Oui, Debussy part de la nature comme source d’inspiration mais c’est vrai qu’il peut la dépasser. Je pense par exemple à Ce qu’a vu le vent d’ouest, on sent quelque chose de presque divin. C’est un prélude qui terrorise, on sent une espèce de souffle qui est au-delà juste d’un grand coup de vent et d’un orage.

Un autre mot-clé est "liberté", surtout dans le deuxième livre.
Dans le langage il y a, c’est vrai, une énorme différence entre les deux livres. Les préludes les plus connus sont plutôt dans le premier, parce que le deuxième livre a un langage très abstrait, très dépouillé aussi : il n’y a pas de fioriture, pas de décoration, on va droit à ce que Debussy appelait la "chair nue de l’émotion". Et lorsque vous parlez de liberté, c’est aussi dans la construction : Debussy a complètement révolutionné la forme. Il y a dans certains préludes des éléments qui reviennent à un moment ou à un autre, mais si on devait faire un schéma des motifs, des parties, ce serait vraiment très complexe. Il a vraiment brouillé les pistes.

Des échos de jazz sont même perceptibles dans certains préludes : dans les Minstrels du premier livre, mais aussi dans la pièce Hommage à S. Pickwick du deuxième livre.
Ah oui, il y a un vrai swing ! Chez Debussy très souvent le swing est important. D’ailleurs, contrairement à ce que dit le cliché, ce n’est pas la liberté de tempo de la musique française, mais sa stabilité rythmique qui permet le swing. Parce que les grands jazzmen ont une pulsation extrêmement stable ! C’est avec ça qu’on a envie que ça danse, que ça groove... Dans Debussy, on retrouve ça, et ça m’inspire beaucoup.


Le fait d’habiter en Autriche, d’avoir eu une formation à la fois française, allemande et russe (à Vienne), vous offre-t-il un regard particulier sur la musique française et en particulier sur Debussy ?
Difficile à dire. J’ai l’impression que d’être au contact avec la musique d’autres pays, ça m’a renforcée dans mon amour de la musique française. Et ça me plaît beaucoup aussi de défendre cette musique à l’étranger.

Et votre disque Debussy est enregistré dans un label allemand, Hänssler...
Oui, c’est un label allemand très ancien, qui est très connu surtout pour les intégrales Bach. Je crois que je suis la première et leur seule artiste française... Le contrat a été signé postérieurement, j’ai fait l’enregistrement moi-même et après je leur ai proposé. Ils ont bien aimé, ils n’avaient pas cela dans leur catalogue, et ont accepté.

Vous alternez toujours votre travail en soliste avec de la musique de chambre donc avec d’autres musiciens...
Oui, parce que sinon c’est un métier très solitaire. En concert on est tout seul dans le noir, et quand on fait un CD, on est tout seul pendant des jours... Heureusement, j’ai été guidée par Cécile Lenoir, la preneuse de son qui a fait tous les disques d’Alexandre Tharaud. Mais ça reste un travail très solitaire, on est un peu livré à soi-même, il faut avoir un mental assez fort et aimer la solitude aussi. Faire de la musique de chambre est toujours un bonheur, c’est très enrichissant de s’inspirer des timbres des autres instruments et élargir un peu la littérature, qui est déjà énorme....

Vous évoquez Alexandre Tharaud. Vous nous aviez raconté il y a quelques années avoir longtemps tourné les pages pour ce grand pianiste...
(Rires) Oui ! C’est drôle parce que l’équipe avec laquelle j’ai fait ce CD, Cécile Lenoir et Michaël Bargue, le technicien du Yamaha, est exactement celle avec laquelle Alexandre Tharaud fait ses disques depuis plusieurs années...

Et c’est un peu votre "protecteur"...
Disons que je lui ai tourné les pages, donc on se voit, et on se connaît un petit peu... Comme conseiller musical, je parlerais plus de Cédric Tiberghien devant lequel je joue mes programmes, par exemple récemment Rachmaninov que j’appréhendais un peu, avant de le jouer à la Philharmonie de Berlin... Et puis il y a mon ancienne prof à Vienne, Lilya Zilberstein, également présente pour m’écouter en cas de besoin.

Le 22 juin, au Silencio, le club de David Lynch, vous présentez un récital Debussy, Bach et Ligeti, avec la participation d’une danseuse, Camille de Bellefon, de l’Opéra de Paris...
C’est une chose que je voulais faire depuis longtemps, et là j’avais carte blanche pour cette soirée. Nous nous connaissons avec Camille depuis nos études au conservatoire. Evidemment il y a la référence à L’après-midi d’un faune, qui a été d’abord écrit pour orchestre, et après chorégraphié. Ce qui est également amusant est que le deuxième livre des Préludes a été écrit à l’époque de Jeux, unique ballet de Debussy, écrit pour les Ballets russes, une œuvre très spéciale, très moderne. Voilà pour le lien avec la danse. Ca va donc être un récital classique mais sur quelques extraits Camille va réagir, improviser, sur pointes.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.