"Dear Mademoiselle" : la violoncelliste Astrig Siranossian célèbre Nadia Boulanger en interprétant ses disciples, de Piazzolla à Quincy Jones
Michel Legrand, Astor Piazzolla, Philip Glass, ou Quincy Jones. Chacun d'entre eux doit quelque chose à une musicienne et pédagogue mythique, Nadia Boulanger. La violoncelliste Astrig Siranossian a réuni certaines de leurs oeuvres dans un très beau disque, "Dear Mademoiselle". Rencontre.
Qu'est-ce qui relie la Suite italienne néo-baroque de Stravinky à la Soul Bossa Nova de Quincy Jones ? La très américaine Sonate de Carter et le très argentin Grand Tango de Piazzolla ? Musicalement, rien. Ces morceaux - originaux ou transcriptions pour violoncelle et piano - font pourtant tous partie et avec une admirable cohérence d'un disque, Dear Mademoiselle (Alpha Clssics) que la violoncelliste Astrig Siranossian a réalisé avec son complice, le pianiste Nathanaël Gouin, et la participation de Daniel Barenboim.
Un disque hommage car la spécificité de chacun des compositeurs présents est d'avoir nourri une relation forte, profonde, soit d'amitié (pour Stravinsky), soit d'élève à maître (pour les autres), avec la musicienne et pédagogue Nadia Boulanger qui a donné un cours différent à leur oeuvre. Astrig Siranossian nous raconte les péripéties de son voyage musical.
Franceinfo Culture : Comment une jeune musicienne comme vous choisit-elle de s'intéresser à une pédagogue – aussi célèbre fût-elle – disparue en 1979, bien avant votre naissance ?
Astrig Siranossian : Il faut dire que nous passons notre vie, en tant que musiciens classiques, à être en contact avec des compositeurs qui sont nés bien avant nous et finalement Nadia Boulanger est plutôt contemporaine (rires) !
Certes, Nadia Boulanger est aussi compositrice, mais elle est surtout connue comme professeure. Son influence s'est donc exercée de son vivant…
Ce qui est très intéressant, c'est qu'elle n'a jamais revendiqué d'être une compositrice. D'ailleurs très peu de ses élèves savaient qu'elle avait composé. Je me souviens avoir parlé à Daniel Barenboim de ses trois compositions pour violoncelle et piano, et il ignorait que sa professeure Nadia Boulanger avait composé ! Elle a cessé de composer en 1918 quand sa sœur Lili Boulanger, elle vraiment reconnue comme une grande compositrice, est décédée. C'était vraiment en tant que pédagogue, organiste et cheffe d'orchestre que Nadia Boulanger était connue. Pour revenir à ce qui m'a fascinée chez elle, c'est justement le fait que bien que née 101 ans avant moi (elle est née en 1887 et moi en 1988), elle ait fait preuve d'une grande modernité. Je pense que l'héritage qu'elle a laissé est très présent de nos jours. C'est une chose qui a beaucoup motivé l'envie de me plonger dans son univers.
Comment avez-vous procédé pour aller à sa rencontre ?
En réalité ma rencontre avec Nadia Boulanger s'est faite par plusieurs étapes. Déjà, j'ai étudié au Conservatoire supérieur de Lyon où la bibliothèque s'appelle Nadia Boulanger. Ensuite j'ai découvert ses œuvres, et puis j'ai découvert ses élèves et je me suis rendue compte que dans les grands musiciens que je côtoyais, il y avait deux de ses élèves, Michel Legrand et Daniel Barenboim. Il y avait donc beaucoup d'éléments liés à elle et j'ai voulu approfondir ce lien. Et comme je savais très peu de choses sur elle, je suis vraiment allée à sa rencontre à travers notamment des correspondances qui sont à la Bibliothèque nationale de France et en lisant à peu près tout ce qui est sorti sur elle.
Alors, qu'est-ce qui est ressorti de vos recherches sur Nadia Boulanger ?
Je dirais que Nadia Boulanger avait un amour de la musique assez impressionnant, une volonté de transmettre et une grande rigueur, n'acceptant aucune concession vis-à-vis de la musique. Elle était très pieuse et je pense qu'on peut retrouver cette même forme de respect incroyable dans son rapport à la musique, d'ailleurs elle l'enseignait comme quelque chose qui dépasse l'humain.
Vous êtes musicienne, donc vous lui rendez hommage en musique, avec un disque que vous avez enregistré avec deux pianistes, Nathaël Gouin et Daniel Barenboim. Comment avez-vous choisi les œuvres ?
Je suis d'abord allée voir dans le répertoire violoncelle et piano, ce que les grands élèves de Nadia Boulanger avaient écrit, en essayant de comprendre quel a été l'apport de son enseignement. Il faut savoir que le violoncelle a énormément évolué pendant le 20e siècle, donc pour moi, violoncelliste, l'approche des compositeurs vis-à-vis de l'instrument était très intéressante. Le choix d'Astor Piazzolla est évident, j'ai beaucoup joué Le Grand Tango. Ensuite Stravinsky, je trouve que la Suite italienne tirée de Pulcinella est très intéressante à mettre en avant comme œuvre dans le 20e siècle dans son esprit. Ensuite, évidemment, Eliott Carter, avec sa géniale Sonate qui est très peu jouée et qui est à cheval entre plusieurs univers et langages musicaux de l'époque. Et puis j'ai voulu faire des clins d'œil à Michel Legrand et à Quincy Jones et j'ai trouvé très important d'avoir Philip Glass.
Nadia Boulanger a exercé une très forte influence auprès des compositeurs qu'elle a formés ou fréquentés. Vous citez dans le livret du disque le cas d'Astor Piazzolla, mais il y en a bien d'autres…
Chez Astor Piazzolla c'est évident : quand on imagine les compositions très "classiques" que le musicien argentin apportait à Nadia Boulanger et ensuite la conscience qu'elle lui a donnée qu'il fallait revenir à ses origines, repartir vers le tango, vers ce qu'il était véritablement ! Ou prenons l'exemple de Quincy Jones et de l'exigence qu'elle a eue pour développer son oreille, pour lui donner une conscience de l'orchestration dans l'écriture pour cordes… Si l'Américain est resté étudier aussi longtemps avec elle, c'est qu'elle lui a apporté énormément de choses. Et d'ailleurs il a transmis cet héritage à Michael Jackson, j'en suis certaine, et ça m'amuse d'ailleurs de me figurer le pont entre Gabriel Fauré qui était professeur de Nadia Boulanger et Michael Jackson qui a été produit par Quincy Jones. C'est cet éventail de style musical et de palette sonore, dans cette période, qui m'a fascinée.
Encore un mot sur la musique américaine de cette époque, d'Elliott Carter à Philip Glass, où l'influence de Nadia Boulanger est notable…
Disons qu'après Nadia Boulanger, les compositeurs américains n'ont pas eu de complexe à faire entrer dans leur musique une influence… américaine, locale donc. Comme, par exemple, dans le 2e mouvement de la Sonate de Carter qui tend vers le bi-bop. En allant aux Etats-Unis et en travaillant sur la base de son enseignement harmonique, Nadia Boulanger n'a pas oublié les musiques comme le jazz et d'autres, comme la musique de Bernstein. Elle a beaucoup incité les Américains à puiser dans leur musique à eux, plutôt qu'essayer de reproduire l'influence germanique ou française.
Quel est le fil qui relie toutes ces musiques pour l'interprète que vous êtes ?
Ça a été un challenge de me retrouver face à cet univers extrêmement complexe et divers. Enregistrer le disque a été éprouvant parce que chacun des compositeurs a son langage. Je n'ai évidemment pas pu m'inspirer de Piazzolla pour jouer Glass ou un autre (rires) ! J'ai dû entrer dans l'univers de chacun de ces compositeurs, ces élèves de Nadia Boulanger dont la spécificité est d'avoir trouvé leur langage propre grâce à elle.
Au terme de ce voyage musical, comment Nadia Boulanger a-t-elle agi en vous, de manière plus personnelle ?
Il faut dire que j'ai eu la chance d'avoir des professeurs incroyables. Parmi eux, un maître, Ivan Monighetti – celui qui m'a fait découvrir les œuvres de Nadia Boulanger -, qui a été très dur avec moi. J'ai souvent entendu que Nadia Boulanger était aussi un professeur terrible, tyrannique. Mais j'ai de la tendresse pour les professeurs tyranniques – enfin, dans la mesure du tolérable ! - parce que je sais qu'au fond, leur dureté est une manière de vouloir tirer le meilleur qu'on peut d'un élève. Bien que Piazzolla, Michel Legrand, Daniel Barenboim aient témoigné du côté rude, exigeant, de Nadia Boulanger, ils ont tous eu vis-à-vis d'elle une grande tendresse. C'est aussi ce que j'ai pu voir dans la correspondance qui lui a été adressée. Donc derrière cette personnalité qui pouvait paraître également très conservatrice, il y avait une grande tendresse et une volonté de transmettre, par les leçons, par le savoir, une vraie exigence musicale. J'espère que dans les années à venir nous ne perdrons pas cette volonté d'exigence vis-à-vis de l'art et de la culture parce que c'est essentiel.
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