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"C'est Beethoven qui m'a conduite vers cette rencontre" : dans "Cosmos" la pianiste Shani Diluka associe le compositeur à la musique indienne

Beethoven et la musique indienne en un seul disque ? Shani Diluka a fait le pari d'une telle rencontre. Pari réussi : le son enchanteur du sitar, la transe portée par les tablas, épousent la tension dramatique des deux plus célèbres sonates du compositeur allemand. 

Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
La pianiste Shani Diluka. (SANDRINE EXPILLY)

Dans l'univers de la musique classique, Shani Diluka représente à elle seule à la fois la tradition et son dépassement. Pianiste émérite aux disques multi-primés, garante de la rigueur dans l'interprétation du répertoire allemand, notamment, Shani Diluka n'a cessé de s'ouvrir aux collaborations les plus diverses, de la musique de chambre aux enregistrements pour la jeunesse, du théâtre à la littérature, avec des projets partagés avec Sophie Marceau et Gérard Depardieu, ou Natalie Dessay. Jusqu'à écrire elle-même un recueil de poésie, Canopées


Française, née à Monaco de parents sri-lankais, Shani Diluka crée la surprise ces temps-ci en sortant Cosmos, un disque chez Warner Classics qui associe Beethoven à la musique indienne : les deux sonates les plus célèbres de l'Allemand, le Clair de Lune, op 27 n°2 et l'Appassionata, op 57, proposées en alternance avec des ragas indiens sur sitar et tabla (luth à manche long et percussion). Il fallait oser ! Ni coup de tête, ni filon commercial, le projet séduit dans sa dimension musicale et philosophique autant qu'il peut troubler. Shani Diluka nous en explique avec enthousiasme l'origine et l'élaboration. Nous l'avons trouvée pour le moins convaincante.

Franceinfo Culture : Votre démarche peut dérouter de prime abord…

Shani Diluka : Oui, la première écoute est déroutante puisque les grandes sonates de Beethoven et les grands ragas, ce sont deux langages très puissants qui se rencontrent et qu'on n'a jamais mis en confrontation. Une deuxième écoute permet, elle, d'appréhender une forme plus méditative et plus universelle de l'écoute. Mais ma démarche n'est pas du tout une idée de "filon" qui m'est passée par la tête, c'est vraiment Beethoven qui m'a conduite vers cette rencontre, puisque lui-même a eu une révélation sur la culture indienne, ce que personne ne sait. Et, évidemment, chez moi la rencontre entre ces deux mondes a résonné de manière particulière.

Expliquez-nous…
Comme je suis née en Europe, j'ai une culture musicale plutôt allemande et française, forgée par les grands professeurs du Conservatoire de Paris. Tous mes disques sont d'ailleurs consacrés à l'école allemande, à Carl Philipp Emmanuel Bach, à Mendelssohn, jusqu'à Beethoven et Mozart, mon dernier. Je n'ai jamais eu le réflexe de mettre en relation cette musique avec celle de mes racines, excepté une fois, c'était Schubert et les ragas dans l'idée de contemplation, à l'occasion d'une carte blanche de Radio France. Mais c'était vraiment la seule fois. La surprise a été grande quand j'ai découvert dans les correspondances de Beethoven - qui parlent de tout ce qui l'inspire - la présence de textes indiens sur la relation de l'homme au cosmos arrivés en Allemagne en 1816 et surlignés à la main par Beethoven. C'est très émouvant de savoir qu'il s'était jeté sur cette traduction !

Ça a été le déclencheur…
Oui, je me suis dit : il faut absolument que je parle de cette curiosité et de cette universalité de Beethoven, en proposant une rencontre qui soit vraiment respectueuse de chacune de ces deux grandes traditions, allemande et indienne. Il fallait d'abord le faire en concert, et puis Warner Classics a voulu l'enregistrer en se disant que c'était un projet un peu à part pour l'année Beethoven.

Quelle règle vous êtes-vous fixée pour cette rencontre musicale ? Les deux musiques inter-agissent entre elles ? 
L'idée c'était de ne surtout pas faire de la fusion, mais de créer un dialogue entre deux grandes musiques comme deux âmes qui se rencontrent. Et quand j'ai analysé les formes d'une sonate de Beethoven et des ragas, je me suis rendue compte d'un parallèle, c'est assez incroyable ! Ils ont le même parcours de construction, à partir d'un petit motif qui va se développer, comme une âme qui va traverser une vie.

Vous avez interprété deux "tubes" de Beethoven, les sonates Clair de Lune et l'Appassionata dans le plus pur respect du phrasé.
Absolument, pour moi c'était une exigence. Au niveau du style, je n'ai rien changé, j'ai gardé la structure, la rythmique. Je n'ai rien déformé parce que j'ai rajouté de la musique indienne ! En revanche, ça a certainement enrichi ma manière de ressentir la profondeur de l'œuvre. Par exemple dans les variations de l'Appassionata, sorte de parcours des graves jusqu'aux aigus, on sent l'avancement par étapes vers une libération malgré la douleur, comme une transcendance.

La pianiste Shani Diluka. (SANDRINE EXPILLY)
Et précisément la transcendance de la musique indienne me porte, m'insuffle inconsciemment une énergie nouvelle dans ma manière de jouer Beethoven. Mais dans la tradition et dans le texte, je suis très respectueuse de la musique de Beethoven comme, d'ailleurs, de la musique indienne. J'ai demandé à mes partenaires d'être vraiment sûrs que je n'allais pas déflorer leurs traditions ou les transformer.

Dans la toute fin du disque, dans le mouvement Allegro ma non troppo de l'Appassionata, les deux musiques se mêlent pourtant profondément…
Je pense que cette fin de l'Appassionata correspond à un moment assez tragique de la vie de Beethoven, où il a même voulu mettre fin à ses jours. Cet allegro ma non troppo dit la rage, l'abîme dans une sorte de mouvement obsessionnel très rythmique qui est très proche de la dernière partie des ragas indiens qui entrent dans une sorte de transe. Donc je n'ai ni enlevé ni rajouté une seule note de Beethoven. En revanche j'ai ajouté la partie indienne, écrite sur l'harmonie de Beethoven. Le fait qu'on finisse tous ensemble cette sonate symbolique dans cette communion, entre rage, fatalité et en même temps une sorte d'espoir infini et de force, me paraissait pertinent. Ça ne dessert pas la musique, au contraire, ça la renforce.

"La musique a été pour moi la réponse à ma quête d'identité", avez-vous dit il y a deux ans à France Musique. Vous parliez alors de musique classique occidentale. En osant aujourd'hui le rapprochement des deux musiques, occidentale et indienne, avez-vous l'impression de franchir une autre étape identitaire ?
Il faut d'abord expliquer que c'est la musique qui m'a choisie. Je ne serais pas allée faire du classique - il n'y en avait pas dans ma famille – si je n'avais été sélectionnée, enfant, dans un programme public à Monaco. Mais évidemment à ce moment-là je me posais plein de questions sur mon identité : étais-je occidentale, étais-je orientale ? Je suis née à Monaco, j'ai fait une prépa Sciences Po, j'adore la littérature française… Et en même temps je suis très impliquée par mes racines et par la spiritualité bouddhiste de ma famille. Or, ce qui est merveilleux avec la culture, c'est qu'on peut créer sa propre identité par l'art, une identité universelle. C'est pourquoi je disais que la musique est devenue mon identité, parce qu'elle n'a pas d'ethnie, ni de religion, ni de couleur, elle est devenue ce que j'étais. Et en même temps toujours au service de ces grands compositeurs, je reste une interprète. Alors, que je puisse aujourd'hui passer le cap et porter un projet sur les deux cultures, cela résonne sûrement avec le fait que ça a été le questionnement de ma vie depuis longtemps.

Vous écrivez dans le livret du disque : "l'âme voyage ainsi au-dessus des pays, au-dessus des frontières vers ce qui nous nourrit tous au cosmos". On peut difficilement éluder la dimension politique de votre projet.
Je ne sais pas ce qu'on peut lire dans le terme politique. Je pense simplement qu'on peut avoir une idée positive de l'altérité, et ça résonne tout à fait avec l'actualité. L'altérité, ça peut être entre deux contrées, deux cultures, deux personnes, chacun peut interpréter. Je pense à Goethe quand il réécrit le Divan du poète iranien Hafez, et à Daniel Barenboim quand il reprend l'idée du Divan puisque West-East Divan est le nom de son orchestre comprenant des musiciens palestiniens et israéliens. Evidemment c'est un geste politique, et chez Barenboim beaucoup plus que moi… A mon concert au Théâtre des Champs Elysées, on avait invité des réfugiés, comme on le fait depuis quelque temps : c'était un enchantement pour eux, le programme Cosmos évidemment ça leur parle ! C'est presque leur voyage, de l'Orient jusqu'à l'Occident. C'est beau aussi puisqu'ils sont venus écouter Beethoven pour la première fois, ils ont été émus.

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