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A Paris, le mur de l’Hôtel de Galliffet murmure les sons de Stefano Gervasoni

Un mur qui parle, ou plutôt qui murmure un chant syncopé et aux accents électroniques. Cela se passe à l’Institut culturel italien de Paris, dans le jardin du magnifique Hôtel de Galliffet du 18e siècle. Une sculpture murale tout à la fois imposante et légère, de Giuseppe Caccavale et des poèmes gravés qui résonnent dans les notes sidérales du grand compositeur Stefano Gervasoni.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Un preneur de son à l'écoute de la musique diffusée par l'un des six haut-parleurs du mur.
 (LCA/Culturebox)

Il y avait foule, hier soir le 26 mai, à l’Institut culturel italien de Paris, pour voir murmurer et chanter l’œuvre baptisée « Viale des canti » (le chemin de chants) : un mur qui, cette fois, ne sépare pas mais au contraire – selon les mots d’introduction des initiateurs du projet - réunit les arts et confédère artistes, artisans et ouvriers.

Donner au mur sa voix

Ce qui frappe, d’abord, c’est la beauté de cette façade, où de grandes lettres, puis de longues phrases au caractère beaucoup plus petit, offrent une alternance de beige et de blanc.
Sur ce mur d’une cinquantaine de mètres qui longe un chemin, autrefois l’une des entrées de ce lieu, ont été gravés les vers du patrimoine italien. Ceux du poète national entre tous, Giacomo Leopardi (du 19e siècle), tirés de son « Chant d’un pasteur errant, en Asie, la nuit », et puis quatre compositions lyriques d’auteurs du 20e siècle tombés quelque peu dans l’oubli : Alfonso Gatto, Leonardo Sinisgalli, Lorenzo Calogero et Bartolo Cattafi. Ces mots gravés sont donc d’abord une œuvre sculpturale, signée de Giuseppe Caccavale.

« Que fais-tu dans le ciel, ô lune ? Que fais-tu, dis-moi, silencieuse lune ? ». Pendant que le visiteur lit ces vers de Leopardi, son voyage est habité par de drôles de sons : bribes de voix interrompues, vagues de chuchotements mystérieux. Un flot syncopé comme empêché : « Oui, c’est un son un peu sidéral, souvent interrompu. Parce que le mur a des difficultés à s’exprimer », explique Stefano Gervasoni : « ça donne aussi une idée de l’effort fourni par ceux qui l’ont créé ». Stefano Gervasoni : important compositeur contemporain italien, récemment salué par le festival Présences à Paris. C’est à lui que le sculpteur Caccavale s’est adressé pour faire vivre cette façade. Le défi était de taille : donner au mur sa voix. « Un mur en soi n’a pas de timbre, mais le fait d’être sculpté, c’est comme s’il essayait lui-même de dire ce qui a été écrit sur lui ». Une image qui va à l’encontre de son « évidence » : « un mur de 4,5 mètres de hauteur est généralement fait pour fermer. Alors, le voir soupirer, gémir, mais aussi parler, chanter, bref se laisser transpercer par les sons, c’est un peu lui donner un sens renversé », ajoute Gervasoni. 

Tout est matière

Poétique, le travail du compositeur n’en est pas moins un pur produit de la haute technologie musicale, conçue et réalisée à l’IRCAM. Aux côtés de Gervasoni, deux magiciens de l’ordinateur : Alvise Vidolin, ingénieur du son parmi les précurseurs, et Marco Liuni, jeune réalisateur en informatique musicale (un Rim, dans le jargon) et docteur en mathématiques…
Stefano Gervasoni, Marco Liuni et Alvise Vidolin devant "Il viale dei canti" le 26 mai 2016.
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)

Le trio a d’abord enregistré les poèmes récités, puis collecté les sons du chantier de fabrication du mur, voix des ouvriers comprises. De cet ensemble réélaboré grâce à une structure logicielle et un algorithme créés pour l’occasion, naît ce chant si singulier, diffusé par six haut-parleurs de dernière génération installés dans le mur. Ici et là le compositeur reconnaît ses sons : l’emplâtrage du mur, la pigmentation, la gravure, le bruit de l’imprimante… Et, évidemment, la voix de Monica Bacelli, une mezzo-soprano de haut vol, qui a joué le jeu de réciter les vers sans les chanter. « La voix est un matériau particulier, c’est le seul instrument qui, en plus des sons et des mélodies, porte également le texte. Même sans chanter, on manipule le texte, avec le bruit des consonnes, les vocales plus ouvertes ou plus fermées, en jouant sur le sens des mots... », raconte Monica Bacelli qui n’a découvert le résultat qu’une fois l’œuvre finie : « j’ai tout simplement eu confiance et Gervasoni a utilisé ma voix comme un peintre se sert des couleurs ».
  (Atelier Pierre Feuille Ciseau )

« L’une des spécificités de cette œuvre est la matérialité du mur », explique simplement Gervasoni : « celui-ci est fait de poussière, de plâtre, de sable, de pigments, c’est de la matière. Comme la voix. Il n’y a rien d’artistique en amont. C’est la partition, ensuite, qui transforme tout ça en vie. C’est elle qui rend polyphonique la voix seule, et qui harmonise l’ensemble pour le faire sonner. Et pour ce faire, on expérimente : par exemple, on prolonge des fréquences ou on les fait résonner de manière à obtenir un fond sonore plus riche que les sons des chantiers qui sont courts et peu mélodiques ».

L’hommage aux travailleurs

Ah, les fameux sons du chantier ! Ils sont au cœur de l’œuvre de Stefano Gervasoni et ses acolytes. Chant et chantier, même combat. « Il y a l’idée de conserver de manière pérenne, avec le son, la trace du travail nécessaire à la construction du mur », explique enthousiaste, Marco Liuni. Hommage aux constructeurs. « Oui, c’est un état d’esprit qu’on partage également avec Alvise Vidolin, qui est un des collaborateurs historiques de Luigi Nono et qui a travaillé sur sa « Fabbrica illuminata » (1964). Rappelons que c’était une œuvre écrite en hommage aux ouvriers de la sidérurgie à Gênes. Disons qu’avec cette nouvelle œuvre, le travail revient à nouveau en quelque sorte au centre de l’œuvre ». Et Stefano Gervasoni d’ajouter : « Oui, et l’inverse est vrai aussi, les artistes deviennent à leur tour les ouvriers, allant contre l’idée de l’artiste niché sur sa tour d’ivoire ». Ken Loach n’est vraiment pas loin.

Après la présentation du « Viale des canti », l’Institut culturel italien invitait le public à un concert, à l’intérieur de l’Hôtel de Galliffet. Au programme : sans surprise, l’œuvre culte de Luigi Nono, « La Fabbrica illuminata » et, en création mondiale, une œuvre de Stefano Gervasoni, « Fu verso o forse fu inverno » (d’après les poèmes de Lorenzo Calogero), pour mezzo-soprano (la même Monica Bacelli, véritablement remarquable dans ce répertoire !), piano (le jeune et talentueux Giulio Biddau) et électronique en temps réel (assurée par Alvise Vidolin).

Ainsi se terminait la soirée musicale, le concert à l’intérieur laissant peu à peu le mur prendre le relais. Un mur qui parle, voici l’image qui restera. « J’aime cette image », ajoute Stefano Gervasoni, « un mur qui parle est un mur humanisé. D’ailleurs, c’est un thème d’actualité : la poésie de Leopardi choisie par Caccavale est « Chant d’un pasteur errant, en Asie, la nuit » : les murs qu’on construit aujourd’hui pour éviter l’arrivée des migrants sont à l’opposé de ce mur ici, qui invite à la rencontre ». 

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