90 ans de Pierre Boulez : composer en toute liberté
Dai Fujikura, le compositeur japonais de 37 ans dont le premier opéra, "Solaris" était créé début mars au Théâtre des Champs-Elysées, est l'un de ces jeunes musiciens durablement marqués par Pierre Boulez et son œuvre. Il y a plus de dix ans, le maître lui a d'ailleurs donné un sacré coup de pouce en dirigeant son "Stream State", commandé et créé pour l'Académie du festival de Lucerne encore dirigée, à l'époque, par le Français.
Comme dans une voiture qui roule très vite
C'est dire si Fujikura est l'un des ces "enfants de Boulez". Il nous raconte : "quand je l'ai rencontré la première fois, je me suis dit : Waouw ! Cet homme est en couleur !, ne l'ayant vu qu'en noir et blanc dans les livres", raconte le jeune Japonais. "Depuis l'enfance, j'ai toujours aimé sa musique. Son harmonie est magnifique. Si vous assistez aux répétitions d'une de ses œuvres, par exemple "Explosante-fixe" (1991-1993), où que commence à rejouer l'orchestre au milieu de la pièce, ça sonnera beau. On ressent la musique comme une explosion de sons mais en réalité chaque fragment dans l'air est contrôlé, fixé. C'est excitant, c'est comme se trouver dans une voiture qui roule très vite, mais on perçoit en plus le côté hypnotique, la sensation de se trouver dans un beau labyrinthe cristallin… Depuis mon adolescence, c'est une musique qui vraiment me fait sentir bien, le summum de la "feel good music"…
Une "œuvre en cours d'édification" ou "work in progress"
"Mais l'œuvre de Boulez est aussi un work in progress, une œuvre en devenir", poursuit-il : "il y a des idées anciennes qu'il développe quelques années après. On parle généralement d'amnésie créatrice : chez Boulez, il y a plutôt réémergence, dans sa mémoire, d'œuvres anciennes". Le journaliste Claude Samuel, grand connaisseur de Boulez explique, dans l'introduction à l'édition des œuvres complètes chez Deutsche Grammophon : "Pierre Boulez considère chacune de ses œuvres comme l'exploitation d'un matériau, duquel surgissent, au cours d'une prolifération imprévisible mais soigneusement contrôlée, de nouvelles compositions ou, plus précisément, de nouvelles versions d'une composition qui, en fin de compte, n'aura été, pendant un temps donné non mesurable, que le noyau de la pièce ultime". Cette "œuvre en cours d'édification" fait son apparition alors que Pierre Boulez est encore au Conservatoire de Paris marqué par l'enseignement d'Olivier Messiaen (classe d'harmonie avancée), puis dans le cadre d'un enseignement privé, par celui d'Andrée Vaurabourg (la femme d'Arthur Honegger), et de René Leibowitz, dont il s'éloigne cependant rapidement. En 1946 naissent les premières douze "Notations" pour piano. Peu de temps après apparaissent des pièces fondamentales de l'œuvre de Boulez, marquée par la rencontre entre les différents arts, car le compositeur est sensible aux nouvelles formes littéraires et artistiques qu'il nourrit dans le cadre du "Domaine Musical".
"Schönberg est mort"
Deux sont l'adaptation de poèmes de René Char : ainsi "Le Visage nuptial" dont la première version est de 1946-47, et qui, comme beaucoup d'œuvres donc, évoluera et sera étoffée deux fois, jusqu'à la 3ème version définitive de 1989 : adaptation littérale du poème de René Char, sorte de petit opéra avec deux voix et ensemble orchestral. Frank Madlener se souvient avec émotion : "un moment inoubliable : à la 6ème minute de l'œuvre, l'entrée des 6 solistes à la périphérie de la salle, un geste dramatique stylistique, avec électronique et spatialisation". 1954 est l'année du "Marteau sans maître", sans doute l'œuvre la plus connue de Pierre Boulez, autre adaptation de René Char. Le compositeur le présente comme une "prolifération de la musique autour d'un noyau poétique", car la musique est longue mais les trois poèmes très brefs, quelques lignes à peine : "L'artisanat furieux", "Bourreaux de solitude" et "Bel édifice et les pressentiments". Igor Stravisnsky (que cite le texte de l'édition des œuvres complètes de Boulez) dit : "il se passera encore longtemps avant que la valeur du Marteau sans maître soit reconnue. En attendant, je n'expliquerai pas mon admiration pour cette œuvre".
De la même période datent les trois célèbres sonates pour piano, dont la 2ème est une œuvre de rupture, qui fait exploser la forme de la sonate, car Boulez rompt avec le "concept" de la série de Schoenberg : peu après, en 1951, il écrit son fameux "Schönberg est mort" pour expliquer qu'il sépare le principe sériel du dodécaphonisme hérité du maître viennois (qui effectivement meurt cette année-là).
Liberté, quand tu nous tiens
Comme "Le marteau sans maître" s'était inspiré des musiques extra-européennes, aussi en est-il de "Pli selon pli, portrait de Mallarmé" (1957-2001), qui selon Claude Samuel n'est sans doute pas l'œuvre référence de Boulez, mais sûrement "la plus riche dans sa diversité, la plus longue" à aboutir dans sa version définitive. Le choix de Mallarmé peut surprendre, mais le compositeur l'explique (dans "Eclats", en 2002): "On observe, dans la poétique de Mallarmé, une discipline, et une réflexion sur la discipline formaliste, dont je ne connais pas, en ce domaine, d'équivalent (…) Ses structures m'ont servi de point de départ et d'objet de réflexion. Je me suis dégagé de son formalisme strict pour inventer un autre type de formalisme, lié au matériau musical". "Pour évoquer l'esprit de l'œuvre de Boulez il faut rappeler que l'homme est passionné par la forme, par des formes imposantes", explique Frank Madlener : "ainsi par exemple "Répons" (1981-1984), qui englobe tout l'espace. Et l'image de "Répons", est la spirale qui, comme l'escalier du Musée Guggenheim à New York, permet de voir le futur et le passé simplement en se retournant". Liberté : c'est le maître mot choisi par Maxime Pascal, un autre de ces "enfants de Boulez", jeune chef d'orchestre fondateur du Balcon, interprète quasi obsessionnel du "Marteau sans maître" et autres œuvres de Boulez : "la question sérielle est chez Boulez hyper-luxuriante et est devenue avec les années un geste sublime. Là où Stockhausen crée le geste mystique, où le sériel devient rituel et sacré, chez Boulez, il est dominé par une colère, une rage qui conduit son langage à toujours plus de liberté".
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