Pierre Barouh : "J'ai passé ma vie à être disponible"
Né le 19 février 1934 à Paris, Pierre Barouh a été dans sa jeunesse volleyeur, journaliste sportif, puis acteur, avant de s'illuster dans la chanson, signant notamment les paroles de la célèbre "Bicyclette" immortalisée par Yves Montand. Puis il est tombé amoureux du Brésil et de sa musique. Cette passion, qui l'a fait franchir l'océan à bord d'un bateau marchand, s'est glissée dans une célèbre séquence du film "Un homme et une femme" (1966) de Claude Lelouch. Elle l'a amené aussi à tourner au Brésil, grâce à son ami guitariste Baden Powell, un documentaire en couleur, "Saravah" (1969), considéré comme un témoignage unique sur la musique brésilienne. Entre-temps, Pierre Barouh a fondé un label, également appelé Saravah, avec lequel il allait travailler avec des artistes comme Jacques Higelin et Brigitte Fontaine.
Au début des années 80, changement de vie et de continent. Remarié à une antiquaire japonaise, Pierre Barouh s'est mis à partager sa vie entre la France et le pays du Soleil-Levant, où il a particpé à des projets musicaux. Avec son label, il n'a jamais cessé de conserver une activité dans le cinéma, le documentaire et la musique.
- Culturebox : Pierre Barouh, vous qui avez tant voyagé, du Brésil au Japon, du Portugal au Québec, comment s'organise votre vie aujourd'hui ?
- Vous savez, j'adore me laisser porter. Je ne crois pas à la liberté. Ce n'est pas pour rien si les politiques en ont plein la bouche, de ce mot-là. On n'a pas le choix de sa liberté. On avait rendez-vous aujourd'hui, vous auriez pu avoir un impondérable. Mais on a le choix de la disponibilité. Or, la disponibilité réclame une énorme vigilance. J'ai passé ma vie à être disponible. Cette obsession est présente pour moi depuis toujours. On me dit "Viens", je viens. J'aime me laisser porter par les rencontres. C'est ce qui s'était passé pour le Japon. Il y a une phrase de la cérémonie du thé japonaise qui dit "Ichi-go ichi-e", une rencontre, une occasion. J'en avais fait le titre d'un de mes disques.
- Racontez-moi votre découverte du Japon.
- Le Japon, la première fois, c'était en 1981. Un Japonais est venu à Paris pour me proposer ce qu'on n'avait jamais proposé à un Français là-bas, aller y faire un disque avec des musiciens locaux. J'étais perplexe parce que je fais des albums assez rarement, j'en vends très peu, parce que je n'ai aucune écoute en France. Mais comme j'adore me rendre disponible, j'ai accepté. Le Japonais m'avait parlé des musiciens qui m'attendaient avec un tel respect dans la voix que je me suis dit qu'ils devaient être importants, même si je n'en avais pas entendu parler à l'époque. Il s'agissait de Ryuichi Sakamoto (célèbre pianiste et compositeur, ndlr) et Yukihiro Takahashi (batteur et chanteur), des stars planétaires. Je me suis enfermé pour écrire des chansons pour ne pas arriver là-bas avec des fonds de tiroir. Pour l'album, j'avais laissé un espace vide que je souhaitais combler par quelque chose que j'écrirais avec eux. Je voulais absolument offrir un terrain de partage. J'ai écrit quatre chansons avec les musiciens, ça a été ma toute première expérience, elle a été très riche, avec de belles rencontres.
- J'aimerais que vous me racontiez aussi l'aventure du film "Saravah" qui est devenu mythique.
- "Saravah", c'est un hold-up que j'ai fait en trois jours, alors que je n'avais jamais fait de film. À l'époque, c'est passé à la télé en France, puis je l'ai complètement oublié. C'est le symbole pur de mon parcours, alors que je n'ai jamais eu d'ambition de carrière. Aujourd'hui, il fait figure de document d'anthologie au Brésil, grâce aux Japonais qui ont posé le regard dessus et l'ont sorti en cassette, puis en DVD.
- En quoi était-ce "un hold-up" ?
- À l'époque, je traînais entre Saint-Germain-des-Prés et Montmartre. Je tombe sur le cinéaste français Pierre Kast, on prend un pot à une heure du matin dans un bistrot de Saint-Germain. Il me dit : "Je pars bientôt au Brésil. Je vais faire un film sur la macumba, le candomblé et toutes les racines musicales. Tu as plein de potes dans la musique là-bas, pourquoi tu ne viendrais pas me rejoindre ?" Il part, je le rejoins un mois plus tard. Il me reçoit comme un cousin de province qu'on n'a pas envie de voir. "Tu es venu pour rien ! C'est la merde ici ! On paye les gens d'avance, ils ne viennent pas !" Il était venu au Brésil avec sa panoplie de cinéaste français, mais ça ne fonctionne pas comme ça. On était un mardi matin, on devait repartir le samedi. Moi, je n'étais pas venu pour rien. J'ai tout de suite trouvé Baden Powell avec qui j'avais une relation d'amitié fraternelle. Il me dit : "Tout ce que tu veux, Pierre." Je vais voir Maria Bethânia (chanteuse, ndlr), qui débutait à l'époque, elle me répond la même chose. Le soir, je réunis l'ingénieur du son et le caméraman, on tournait en seize millimètres. Je leur dis en toute humilité : "Je n'ai jamais fait de film, on commence à tourner demain." Je n'avais que trois jours. J'ai fait ce document avec la complicité totale des Brésiliens.
- Revenons à votre vie d'aujourd'hui. Vous avez franchi en 2014 le cap des 80 ans. Comment l'avez-vous vécu ?
- Moi, au-delà du chiffre 3, je ne comprends rien ! J'avais reçu des messages de gens qui me souhaitaient un bon anniversaire. J'avais décidé d'y répondre par mail et par écrit : "Ne déconnez pas, les mecs, prenez votre temps ! Je n'ai pas 80 ans, j'en ai 79 !" Or, en écrivant les mails, je réalise : "1934... C'est eux qui ont raison..." Heureusement que je n'ai pas envoyé les mails, j'aurais été ridicule ! Pour tout dire, j'étais à l'hôpital pour mes 80 ans. Je m'étais fait opérer de la hanche, c'était des séquelles de mon passé de volleyeur (il a joué dans l'équipe nationale, ndlr). Dès que je suis sorti, j'ai fait une soirée au théâtre El Duende (qu'il a mis sur pied à Ivry-sur-Seine, ndlr) avec mes amis chiliens.
- Est-ce que ce cap a été l'occasion d'un bilan, de moments de nostalgie ?
- Un bilan, non. La nostalgie, non plus, hormis des petites parenthèses quand je pense à mes parents, à des amis. C'est un sentiment qui est très chaleureux, finalement.
- Est-ce que ça vous arrive de penser à la mort ?
- Non, je n'y pense pas.
- Vous vivez bien dans le présent !
- Oui. Je vis trop le présent ! C'est incroyable, tout ce que j'efface. On pourrait dire que c'est dû à Alzheimer, mais c'est depuis toujours !
- Un homme heureux, en somme !
- Il n'y a pas de bonheur constant. Et quand je regarde les informations à la tété, ce n'est pas terrible... Par contre, pour gommer tous les aspects négatifs, il n'y a pas un jour qui passe sans que je me dise à quel point je suis privilégié de n'avoir vécu que de mes passions, toute une vie.
- N'avez-vous pas de regrets particuliers, concernant peut-être votre carrière ou les relations humaines, par exemple ?
- Ils peuvent bien sûr surgir, mais sous forme de parenthèses, quand je suis confronté à certaines choses. Ils concernent plutôt les relations humaines. Je n'ai jamais eu le goût de la carrière, je n'ai jamais eu d'impresario... Mais j'ai bien un regret, en fait. Mon regret, c'est que mon statut d'auteur n'ait jamais été reconnu en France. Je sais qu'il le sera. Je serai là, ou je ne serai plus là. En même temps, je reste spectateur de ça. Ce qui se passe, c'est qu'après le succès de "Un homme et une femme", je crée Saravah, j'ouvre la porte à des gens qui symbolisent la subversion totale. Puis j'écris des pièces de théâtre avec des Chiliens exilés, je fais des films pour trois ronds... Mon parcours est tellement perturbant que sans qu'il y ait eu d'intention malveillante, tous les gens qui font écran entre le créateur et le public, comme la télévision, m'ont mis dans une espèce de ghetto, de marginalité. Et petit à petit, je commence à glisser de ce ghetto au mythe. En France, mon statut d'auteur est reconnu par des gens qui m'apportent des témoignages très émouvants, mais pas par les médias. Plein de gens commencent à me mythifier, ainsi que mon parcours, alors que je continue à aller faire le flipper le matin au bistrot ! Je serai toujours à côté de la plaque.
- En plus d'être inclassable aux yeux de certains médias, vous n'avez peut-être pas été assez carriériste, en effet...
- Moi, je propose des choses, et voilà. Je reste vraiment très perplexe. Souvent, soit de façon flatteuse, soit de façon péjorative, des gens traitent mon parcours d'"éclectique". Alors qu'il n'y a aucun éclectisme pour moi ! On est tous en proie à certaines obessions. La mienne, depuis l'adolescence, a consisté à témoigner du monde qui m'entoure, solliciter l'imagination des gens, avec des mots et des images. Avec une ambition : que lorsque des mots sont prononcés, ils évoquent des images.
- Qu'est-ce qui vous a procuré vos plus grandes joies, ou vos plus grandes fiertés ?
- Ça, c'est des choses auxquelles je ne pense jamais... Il y a bien sûr les enfants, ainsi que des amitiés merveilleuses. En ce qui me concerne directement, il y a certaines chansons et certains films qui sont pour moi des réussites parfaites. Ce qui m'a toujours intéressé, c'est la double lecture. J'ai sorti une compilation intitulée "60 ans de chansons à des titres divers, parfois dit vert, sur l'humain et ce qui l'entoure". Il y a presque quarante chansons, toutes dans ma double lecture de ce lien. Je suis fasciné par les vertus de ce mode d'expression qu'est la chanson, on peut exprimer des sentiments très complexes avec des mots très simples. Pour moi, il n'y a que des hasards objectifs. Ce n'est pas par hasard si c'est un film qui m'a amené à la chanson.
- De quel film s'agit-il ?
- Je suis né en 34, dans la banlieue parisienne, de parents juifs sépharades. Pour m'éviter des impondérables, enfant, je me suis retrouvé caché dans le terroir profond, dans un hameau de trois maisons, chez un paysan que j'ai adoré. Quand je suis revenu dans ma banlieue, j'étais le cancre total, dans un état d'incompatibilité complète avec toute forme d'éducation dirigée. Un jour, à 14 ou 15 ans, j'avais été voir les Six jours de Paris (course cycliste, ndlr). Mes parents m'avaient demandé de ne pas rentrer au delà de 9 heures du soir. Je suis rentré un peu en avance. Mon petit immeuble étant collé à un cinéma de quartier, L'Eden, je m'y suis infiltré. Il y avait "Les Visiteurs du soir". Ma vie a basculé sur trois mots de Jacques Prévert : "Des monts et merveilles, vents et marées, pour moi déjà la mer s'est retirée." (une chanson du film, ndlr) Ça a été un choc incroyable. J'ai commencé à me nourrir de Trenet, Brassens, Jean Renoir, Blaise Cendrars... J'ai commencé à écrire tout de suite. J'ai pris une décision dont je ne saurai plus jamais la source. J'ai décidé que je ne ferais rien d'autre que me promener jusqu'à 30 ans. Et j'ai rempli le contrat.
- Belle résolution !
- Oui. Je partais, tranquille... Sur mon premier passeport adolescent, à la rubrique profession, j'avais marqué "promeneur" ! Je partais avec une guitare. Mon premier grand voyage hors frontières a été la Scandinavie. Un exemple symbolique de disponibilité : je faisais du stop alternativement d'un côté ou de l'autre de la route. Le premier qui s'arrête m'amène vers le nord ou vers le sud !
- Finalement, vous ne vous êtes pas arrêté de voyager à 30 ans ! Revenons aux chansons. Y en a-t-il une qui ait une importance particulière pour vous ?
- Il y en a tellement... Je vous parlais de la double lecture. Il y a celle j'ai écrite à 15 ou 16 ans, qui s'appelle "Lorsque j'étais phoque". C'est peut-être la chanson la plus sinistre que j'écrirai jamais. C'est un film sur la métempsychose, je raconte trois vies en deux minutes - il n'y a que la chanson qui permette ça. C'est l'histoire d'un homme qui a gardé de sa vie antérieure d'animal une pureté telle, que dans sa vie d'humain, il a l'air d'un con et pense déjà à ce qui se passera s'il se réincarne en animal. Comme la mélodie que j'avais écrite est très guillerette, les gens trouvent la chanson très joyeuse ! (il chante la chanson) "C'est dans une autre époque, lorsque j'étais phoque, là c'était comme aujourd'hui, j'étais sans cesse étourdi..."
- Il y a aussi toutes ces chansons brésiliennes que vous avez adaptées en français avec une grande finesse...
- En vérité, j'en ai fait très peu. Après "Un homme et une femme", qui a eu la Palme d'Or, tout d'un coup, on est venu me proposer d'adapter toutes les chansons brésiliennes. J'ai refusé pour ne pas me rendre complice... Les seules chansons dont j'aie fait le texte en français, c'est celles que j'étais sûr de ne pas trahir. Il doit y en avoir huit ou neuf, pas plus.
- Avez-vous de prochaines publications prévues pour les éditions Saravah ?
- Oui, j'ai des choses à vous faire découvrir concernant le Japon ! J'ai un document incroyable, qu'on va sortir un jour en DVD. Il y a une dizaine d'années, j'ai fait tout le Japon avec des amis musiciens. Le Japon, au point de vue latitude, ça va du Québec à Cuba ! Un percussionniste et un guitariste japonais, fous de musique brésilienne, m'ont invité à partager une belle aventure. Grâce à des potes du percussionniste, on a fait entre cinquante et soixante dates dans tout le Japon. Moi, quand je fais des soirées, je ne prévois jamais rien, j'improvise tout. Je passais un film, je chantais trois chansons, avec la complicité totale de ces deux musiciens. On s'est retrouvé dans des temples bouddhistes, des fermes, des écoles, j'ai tout filmé. Je pensais que quand j'aurais fini le montage, j'aurais un road-movie qui durerait trente heures, mais j'ai fait un film de 1h50 que je dois raccourcir encore un peu. J'y montre un Japon qu'on ne connaît pas. C'est un pays vraiment fascinant.
- D'autres projets qui vous tiennent à cœur ?
- Il y a un autre film que j'aimerais sortir en DVD, mon deuxième long métrage, tourné en huit jours en 1976, et qui n'est jamais sorti. J'en avais réalisé un premier, "Ça va, ça vient", en 1970. Le deuxième, qui est peut-être celui que je préfère, est le film le plus sournois que je ferai jamais. Il faut le voir ! Il démarre comme un film, se prolonge apparemment comme un reportage, replonge dans la fiction alors que tout le monde croit que le reportage continue, il a tous les parfums de l'après-68. C'est un film que j'adore. Mais je fais des trucs, puis je passe à autre chose !
- Puisque vous suivez l'actualité, qu'est-ce qui vous révolte aujourd'hui ?
- Je repense aux deux films dont je viens de vous parler. La France que j'y montre n'existe plus. Ce qui me met vraiment en colère, c'est le jeu de miroir des médias. Dans notre société, le négatif prend de plus en plus le pas sur le positif. Moi, je ne vous connais pas. Il y a trois cents personnes qui vont me dire que vous êtes vraiment formidable. Et il y en a trois qui vont me dire que vous êtes une enfoirée. La pensée des trois va prendre un chemin disproportionné par rapport à celle des trois cents. Le jeu de miroir des médias joue un rôle terrifiant. Il banalise la violence, le mépris. Autre exemple : on fait un amalgame incroyable entre l'humour et le sarcasme. Aujourd'hui, les humoristes sont des démolisseurs, ils emploient le sarcasme en permanence.
- Pour finir, quelques mots sur le concert que vous allez donner à L'Européen ?
- Je vais être accompagné par le pianiste Pierre-François Blanchard. Auparavant, j'avais un grand complice, Jean-Pierre Mas, qui s'est retiré. Ma fille Maïa m'a parlé de Pierre-François. Avec lui, j'ai retrouvé une complicité que j'avais avec Jean-Pierre, car vu que je ne prévois rien avant une soirée, je me laisse complètement porter par l'alchimie des gens qui m'entourent. Sur scène, la priorité pour moi, c'est le goût du partage. À L'Européen, il y aura des invités. Ma fille devrait être là, ainsi qu'une chanteuse, car il devrait y avoir une ou deux chansons brésiliennes. Et s'il y aura beaucoup de choses improvisées, j'ai envie aussi d'interpréter des chansons que j'adore et que je n'ai jamais chantées en public.
- Votre fille Maïa m'a dit récemment que dès que vous montez sur scène, vous devenez un véritable chaman !
- Ah bon ? (il rit) Ça alors... Il y a une anecdote que j'adore. Je chantais à Bruxelles avec Jean-Pierre Mas. Je m'embarque dans la chanson "Le Petit Ciné" et je me paume complètement. Je recommence, je me paume encore, Jean-Pierre était mort de rire. À un moment, une jeune spectatrice se pointe avec son iPhone, elle avait le texte ! Alors maintenant, quand je commence un concert, je dis aux gens : "Vous avez un portable ? Surtout ne l'éteignez pas !"
Pierre Barouh en concert
Lundi 18 mai 2015, 20H
L'Européen
5 rue Biot, Paris 17e
Infos : 01 43 87 97 13 ou en ligne
> L'agenda de Pierre Barouh sur son site
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