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Elle mène la "Black Parade" : comment Beyoncé est devenue l'une des porte-voix de la communauté afro-américaine

Dans ses derniers albums, "Queen Bey" célèbre la culture noire et milite contre le racisme. Franceinfo s'est penché sur l'engagement revendiqué de la superstar de la musique.

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Beyoncé reçoit le prix de la meilleure performance R&B pour son titre "Black Parade" lors des Grammy Awards, le 14 mars 2021, à Los Angeles (Etats-Unis, Californie). (KEVIN WINTER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

"Historique." Beyoncé est devenue, dimanche 14 mars, l'artiste féminine la plus récompensée aux Grammy Awards, avec, désormais, pas moins de 28 statuettes à exposer dans sa bibliothèque. La chanteuse américaine a notamment remporté le trophée de la meilleure vidéo musicale pour Brown Skin Girl et celui de la meilleure performance R&B pour Black Parade, morceau qui fait écho à la mort de George Floyd et aux manifestations antiracistes de 2020. "Une Afro-Américaine qui devient l'artiste féminine la plus récompensée, grâce à des titres engagés, c'est un symbole politique fort", s'enthousiasme Keivan Djavadzadeh, maître de conférence en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8. 

Engagée, Beyoncé ? Certains s'étranglent sans doute en lisant l'association de ces deux mots. Car la native de Houston a construit sa carrière de chanteuse (et de businesswoman) sur une image plutôt lisse. Elle s'est fait connaître à la fin des années 1990 en squattant les ondes radio avec son groupe de R&B, les Destiny's Child. En solo, elle a enchaîné les succès depuis 2003, avec notamment des chansons d'amour ou des titres dansants comme Crazy in Love et Single Ladies. "C'était aussi une des conditions de la réussite initiale de Beyoncé : en ne s'engageant pas sur le terrain politique, elle plaisait à un public large", note Keivan Djavadzadeh.

"Le jour où Beyoncé est devenue noire"

Pour l'auteur de Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien (Editions Amsterdam, 2021), la carrière de "Queen Bey" a pris un tournant en 2016. Trois ans après s'être proclamée féministe (et avoir, au passage, déclenché une polémique sur sa vision de l'émancipation des femmes), la chanteuse dénonce les violences policières racistes dans son titre Formation. Durant la mi-temps du Superbowl, grand messe sportive suivie chaque année par plus de 100 millions de téléspectateurs aux Etats-Unis et dans le monde, elle rend hommage aux militants des Black Panthers et à Malcom X*.

Puis elle s'entoure des mères de jeunes Noirs tués par des policiers blancs* dans le film qui accompagne son dernier album, LemonadeDe quoi déstabiliser une partie de son public et inspirer un sketch parodique dans l'émission culte Saturday Night Live, dans lequel l'Amérique blanche vit "Le jour où Beyoncé est devenue noire".

"En 2016, on assiste à une politisation très marquée du discours de Beyoncé, qui répond à un contexte précis : Black Lives Matter prend alors de l'ampleur et il y a une véritable injonction pour les celébrités à s'engager sur ce sujet", analyse Keivan Djavadzadeh. Elle est ainsi "l'une des premières artistes féminines de ce statut à prendre position" pour le mouvement antiraciste. "Elle a un peu dicté la tendance", assure-t-il.

"A l'époque, prendre position sur un sujet aussi clivant et essayer de faire évoluer les mentalités est une véritable prise de risque. Elle aurait pu s'aliéner une partie de son public."

Keivan Djavadzadeh, chercheur

à franceinfo

Comme toujours chez "Mrs Carter" (qui a même fait de sa famille une arme de communication), la prise de position est calibrée, presque millimétrée. "Politiser la scène du Superbowl, c'est assez subversif. Mais, en 2016, elle est une figure tellement connue et populaire que son statut la protège un peu, confirme le chercheur. Et c'est aussi cet engagement qui lui permet de rester pertinente aujourd'hui."

Célébrer l'héritage noir, de "Beychella" à "Black is King"

Depuis, Beyoncé a poursuivi sur sa lancée. En 2018, elle est la première Noire à être tête d'affiche du célèbre festival Coachella (rebaptisé "Beychella" par ses fans). Alors que l'événement attire un public majoritairement blanc, son show met en lumière la culture des HBCUs, les "universités historiquement noires" du sud des Etats-Unis. Entre deux pas de stepping, une danse emblématique de la culture noire, "Queen Bey" entonne Lift Every Voice & Sing, considérée comme l'hymne national des Afro-Américains*. "[Le spectacle] était un hommage tant à ses origines qu'à l'influence du Sud noir sur la culture pop américaine, encense la chaîne NBC*. C'était l'excellence noire sous la forme la plus belle et la plus audacieuse, qui s'est produite devant le monde entier."

"Il était important que je mette notre culture en valeur à Coachella."

Beyoncé

dans le film "Homecoming"

Un an plus tard, elle s'associe à Netflix pour diffuser le film de ces deux jours de concert. Plus d'un million d'Américains regardent Homecoming le jour de sa sortie, rappporte le magazine spécialisé Variety*. Un beau succès pour "l'excellence noire", mais aussi pour le portefeuille de Beyoncé. La superstar aurait touché 60 millions de dollars* pour un contrat avec la plateforme de streaming, portant sur trois productions, dont ce documentaire.

Pas étonnant, donc, que certains détracteurs doutent de la sincérité de sa démarche, y voyant plutôt une tentative purement capitaliste de profiter d'un mouvement antiraciste en plein essor. Les mêmes interrogations ont surgi lorsqu'elle s'est associée à Disney pour diffuser son film musical Black is King. Inspiré du remake du Roi Lion, auquel la chanteuse a prêté sa voix, le long-métrage reprend les titres de son album The Lion King : The Gift et se veut une "célébration de la richesse et la beauté de l'héritage noir""Dans une stratégie à la fois culturellement et financièrement ingénieuse, Beyoncé se concentre sur un public noir qu'on laisse trop souvent de côté", analyse une éditorialiste du Washington Post* après la sortie du film.

Autre critique, relevée par NPR* : Black is King perpétue certains clichés et visions naïves des cultures africaines. Mais, "au vu de la montée du mouvement Black Lives Matter à travers le monde et de la lutte croissante contre le racisme, il était temps qu'on ait un film comme celui-ci", estime la radio nationale américaine, saluant une "célébration de l'identité noire qui tombe à point nommé".

"Son militantisme n'est pas tiède"

Si Keivan Djavadzadeh juge "légitime d'interroger la sincérité de Beyoncé ou, plus largement, la possibilité d'être à la fois artiste et militant", le chercheur rappelle qu'elle est "l'une des figures les plus visibles de la pop culture parmi celles engagées au côté de Black Lives Matter""Son militantisme n'est pas tiède : elle fait des dons et relaie les messages du mouvement, dont la stratégie repose justement sur la visibilisation du racisme systémique", insiste-t-il.

"On fait souvent des procès en opportunisme aux artistes féminines qui s'engagent sur un sujet politique. Mais on entend moins de critiques quand le rappeur Kendrick Lamar en fait de même."

Keivan Djavadzadeh, chercheur

à franceinfo

L'activisme de "Queen Bey" souffre cependant d'un paradoxe : "Elle reste une artiste, son but premier est de vendre sa musique". Mais si elle était "seulement une militante", son discours toucherait un public beaucoup moins large, argue le maître de conférence à Paris 8. "Réussir à vendre en parlant de ces sujets là, c'est ça l'exploit que réussit Beyoncé, insiste-t-il. La dimension politique de cette artiste réside dans sa capacité à lancer dans l'espace public des discussions sur le féminisme, sur le racisme ou sur la représentation des cultures noires et africaines."

En résumé, Beyoncé réussit "à articuler deux dimensions qui sont centrales dans la culture noire : le plaisir dans les aspects les plus ludiques de la vie et la peine héritée de l'histoire afro-américaine". "Cette tension entre le 'léger' et le militantisme est à la fois ce qui fonctionne et ce qui peut déplaire, conclut Keivan Djavadzadeh. Loin d'être unidimensionnelle, Beyoncé navigue entre les deux."

* Ces liens renvoient vers des contenus en anglais.

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