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Tribune "Dans le cas de Bertrand Cantat, l’institution judiciaire semble devenir secondaire", regrette le juge qui l'a libéré

Philippe Laflaquière, le juge d'application des peines qui a décidé en 2007 d'accorder sa libération conditionnelle au chanteur, regrette sur franceinfo le "déchaînement de passions qui s'exprime aujourd'hui" et qui empêche l'ancien détenu de se réinsérer dans la société.

Article rédigé par franceinfo - Philippe Laflaquière, juge d'application des peines
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Le chanteur Bertrand Cantat, le 19 juillet 2014, sur la scène des Veilles Charrues à Carhaix-Plouguer (Finistère). (FRED TANNEAU / AFP)

Annulations de concerts, pétitions en ligne, manifestations devant les salles de concert, pression des élus locaux... La tournée de Bertrand Cantat s'annonçait mouvementée, elle est devenue impossible. Le chanteur, condamné en 2004 à huit ans de prison pour "coups mortels" sur sa compagne Marie Trintignant, fait l'objet de protestations grandissantes. Philippe Laflaquière, le juge d'application des peines qui a décidé, en 2007, d'accorder sa libération conditionnelle à l'artiste après qu'il a purgé la moitié de sa peine, dénonce son impossible réinsertion. L'auteur de Longues peines : le pari de la réinsertion (éd. Milan) s'exprime ici librement.


Oublier, ou tenter d’oublier quelques instants "l’affaire Cantat", son cortège de bruits et de fureur. Et parler des autres, ces condamnés à de longues ou très longues peines qui, dans leur écrasante majorité, ont rejoint sans heurts une société que leur crime avait si profondément blessée, justifiant par leur comportement d’hommes libres la confiance que j’avais placée en eux.

Au long de leurs années de prison, puis en dehors des barreaux, ils ont travaillé à leur réhabilitation sociale et personnelle, avec la conscience aiguë de la souffrance occasionnée par leurs actes. Ils se sont aussi efforcés à respecter dans la mesure du possible le contrat moral que j’avais passé avec eux, que je pourrais appeler "la règle des trois D" : décence, discrétion et droit à l’oubli.

Je dis "dans la mesure du possible" car certains d’entre eux ont été condamnés pour des faits criminels retentissants. Ils ont pourtant réussi leur réinsertion, malgré les puissantes difficultés à réintégrer la société après dix, quinze ou vingt ans de prison, retrouver des repères, construire un projet de sortie solide qui ne soit pas perçu comme une violence au corps social. Parfois, le projet est entravé par le souvenir obsessionnel du crime, la hantise des victimes.

La notoriété comme un boulet

Je pense en particulier à Pascal D., condamné à la perpétuité pour un meurtre familial qu'il commit le 5 octobre 1983, à l'âge de 19 ans. Tout au long de ses vingt-deux années de prison, son comportement a été irréprochable, et tout autant depuis son accès à la libération conditionnelle, maintenant achevée depuis plus de dix ans. Plus que tout autre, il a largement mérité sa réhabilitation sociale, et le droit de vivre un peu en paix avec lui-même. Pourtant, plus d'un tiers de siècle après "la tuerie de l'Oise", une culpabilité d'une incroyable profondeur est toujours là, qui le taraude dans tous les instants de sa vie.

D'automutilations en tentatives de suicide, entre anxiolytiques et antidépresseurs, la culpabilité est comme un feu intérieur qui jamais ne s'éteindra, une prison intime dont aucun juge ne pourra le libérer.

Philippe Laflaquière

à franceinfo

Je pense encore à Laurent Hattab, lui aussi condamné à la perpétuité. Au cours de ses vingt-deux années de prison, il n’a cessé de descendre au plus profond de lui-même, essayant de comprendre le pourquoi de ses crimes. Ceux précisément qui inspirèrent le film cruel de réalisme de Bertrand Tavernier, L’Appât. Plus que ses complices du trio infernal – Valérie Subra et Jean-Rémi Sarraud –, Laurent Hattab a beaucoup souffert d’une notoriété "cinématographique" qu'il a traînée tout au long de sa vie comme un véritable boulet, d'un droit à l’oubli impossible pour lui.

Sa libération conditionnelle s’est néanmoins déroulée sans problème, il s’est épuisé dans le travail, dans la restauration au début, puis dans le nettoyage industriel. Une manière sans doute de mettre de temps en temps de côté une culpabilité également obsessionnelle chez lui, telle une perfusion empoisonnée s’instillant dans les moments de bien-être qu’il pourrait connaître. Il n’a plus, et depuis longtemps, de compte à rendre à la justice, et vit aujourd’hui à l’autre bout du monde.

Vindicte populaire et mise au pilori médiatique

Pour Bertrand Cantat, difficile d’imaginer une application de la "règle des trois D". La notoriété de la victime, et celle de l’auteur, en faisaient une affaire exceptionnelle, laquelle fut pourtant traitée selon les critères habituels. Au-delà de la qualité du dossier présenté en 2007, et notamment les conclusions des expertises psychologique et psychiatrique que j’avais ordonnées, je me doutais que certaines difficultés étaient à prévoir compte tenu d’un probable retour sur scène à moyen ou long terme. Mais je n’imaginais pas qu’elles interviendraient dix ans plus tard, avec un déchaînement des passions qui s’exprime aujourd’hui jusque dans la rue.

C’était sans compter la montée en puissance des réseaux sociaux, formidable caisse de résonance d’une "dictature de l’émotion" depuis longtemps dénoncée. Bien évidemment, le magistrat et le citoyen que je suis ne peuvent qu’approuver la libération de la parole et l’action des mouvements féministes. Mais ce combat pleinement légitime tourne maintenant à la vindicte publique. Sans autre forme de procès, une véritable mise au pilori en place médiatique.

Compréhensible de la part d’une famille endeuillée, l’utilisation du terme d'"assassin" appliquée à un homme qui n’a jamais voulu donner la mort, et moins encore avec préméditation [Bertrand Cantat a été condamné pour "coups mortels" et non pour "assassinat" qui retient la préméditation], me semble difficilement acceptable, car fausse et démagogique, de la part de responsables associatifs ou politiques.

Pour Cantat, comme pour certaines personnalités mises en cause dans des affaires d’agressions sexuelles, c’en est bien fini de la présomption d’innocence et du bénéfice du doute.

Philippe Laflaquière

à franceinfo

Une simple plainte équivaut à un début de condamnation, le témoignage anonyme devient un élément de preuve à charge. Comment certains procureurs improvisés se permettent-ils de considérer comme acquises les violences supposées de Cantat à l’égard de son épouse Kristina Rady, et à l’origine de son suicide, drame qui a donné lieu à un classement sans suite par le parquet de Bordeaux ?

Respecter le travail de la justice

L’amalgame est désormais la règle, au point d’oser qualifier Cantat de "meurtrier de Marie Trintignant et de Kristina Rady". Ayant reçu madame Rady pour préparer la conditionnelle de son mari, j’ai été naturellement bouleversé par la mort brutale de cette femme exceptionnelle survenue en 2010. Un drame dont trois années plus tard, sur internet, je fus déclaré coresponsable par une avocate en mal de publicité, autoproclamée "porte-parole" d’un mouvement féministe dont elle est manifestement indigne.

Face à un "tribunal médiatique" tout-puissant, incontrôlable, l’institution judiciaire semble devenir secondaire. Plus que jamais, je crois indispensable de la respecter, de la fortifier, de soutenir tous ces professionnels – administration pénitentiaire comprise –, qui placent leur compétence et toute leur énergie au service d’une belle mission, tenter de réparer les maux les plus cruels de notre société. Mission impossible ?

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