"Transparences, le pouvoir des matières" : le couturier revisite la nudité au musée Yves Saint Laurent Paris
Jusqu'en août 2024, le musée Yves Saint Laurent présente Yves Saint Laurent : Transparences, le pouvoir des matières, deuxième chapitre d’un récit entamé en 2023 à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais.
Elsa Janssen, commissaire générale du musée parisien, a invité Anne Dressen, conseillère artistique, et Pauline Marchetti, architecte, à l'élaboration de cette exposition où "des œuvres d'Yves Saint Laurent dialoguent avec d'autres artistes contemporains et modernes".
Alors, en regard des quarante créations vestimentaires, à chacune des sections de l'exposition correspondent des découvertes arty : dessins d’Anne Bourse, photographies de Man Ray, film des frères Lumière, peinture de Francis Picabia. À noter aussi que des éléments inédits du processus créatif – patrons sur calque, dessins d’Yves Saint Laurent inspirés par les peintures de Goya – ponctuent le parcours.
La transparence, lorsqu’elle est portée, est rarement intégrale : elle est incompatible avec la fonction même du vêtement, censé revêtir le corps, le dissimuler ou le protéger. Attiré par cette contradiction, et par sa puissance suggestive, Yves Saint Laurent s’empare, dès les années 1960, de la mousseline, de la dentelle ou du tulle, qui reviennent régulièrement pendant ses quarante années de création, parfois associées à des broderies ou des tissus opaques.
Le corps et la matière
Deux thèmes fondamentaux se côtoient, explique Elsa Janssen : "Le premier, c'est le corps que l'esthète Yves Saint Laurent appréciait tant, puisqu'il disait : rien n'est plus beau qu'un corps nu. À l’instar d'un sculpteur avec un modèle, il créait ses vêtements à partir de ses mannequins favoris, à partir de leurs corps. C'est un corps sensuel que vous allez découvrir, il révèle parfois la poitrine, le ventre, la nuque. Mais c'est aussi un corps combatif. On est dans les années 1960 et le couturier accompagne ce mouvement de libération des femmes, cette émancipation. En 1966, il crée une robe en organza et paillettes, deux ans avant mai 68. Il est précurseur."
Le deuxième sujet fondamental, "ce sont les matières et les propriétés qu'elles ont pu apporter au couturier : légèreté de la mousseline qui évoque parfois une danse, structure et architecture du vêtement avec l'organdi, dimension aérienne de la transparence du tulle... Yves Saint Laurent est un passionné des matières".
Entrée en matières
Juste à l'entrée de la première salle du parcours trône le célèbre portrait du couturier, nu. Yves Saint Laurent, qui n’hésita pas à se dévêtir pour une campagne publicitaire en 1971, travaille au plus près du corps des femmes qu’il révèle dans des jeux de transparence audacieux, mais respectueux. Ici sont présentés ses tissus de prédilection : l’organza à la texture fine et à l'aspect rigidifié légèrement brillant, la cigaline, une étoffe très fine à l’aspect crêpé assez raide, voire crissant, la dentelle, appréciée pour ses effets ajourés et la délicatesse de ses dessins, le tulle qui peut former de véritables volumes lorsqu’il est utilisé en épaisseurs cumulées.
Face aux cinq premières robes, on découvrira "d'autres formes artistiques pour inscrire Yves Saint Laurent dans l'histoire de la mode, mais aussi dans l'histoire des arts, car c'était un passionné d'art", souligne Elsa Janssen.
On admirera les dessins hypnotiques d’Anne Bourse qui font écho aux compositions et aux superpositions de matières et de couleurs du couturier.
Transparences ajourées
Quelques mètres plus loin, la dentelle et le tulle sont à l'honneur. La dentelle permet à Yves Saint Laurent de dévoiler, avec subtilité, le corps de la femme et, parfois, de diriger le regard sur certains détails corporels. Une poitrine, une hanche, le haut ou le bas du dos sont tour à tour découverts. Souvent noires, les dentelles peuvent être rehaussées de fils de lurex ou de broderies de sequins.
Elles sont fréquemment associées à d’autres textiles : contrastant avec un crêpe fluide, un velours profond, un tulle coloré ou une mousseline imprimée. Les dentelles visibles sur les tableaux de Francisco de Goya ont inspiré Yves Saint Laurent qui les reprend dans ses collections au début des années 1970 ou en 1981.
Transparences floues
Au premier étage, c'est une ode à la fluidité. Le flou a, chez Saint Laurent, une tonalité positive. Dans les ateliers de couture dits flous – en opposition à ceux dits tailleurs –, la mousseline ou le tulle donne toute liberté au corps, lui permettant de se mouvoir et de s’exprimer sans contrainte.
Savamment coupées, ses créations animent le corps des femmes, le couvrent et le découvrent. Ici, les robes issues des collections haute couture ou prêt-à-porter Saint Laurent Rive Gauche, tantôt monochromes, tantôt à motifs, courtes ou longues, sobres ou excentriques, sont suspendues. Un miroir au sol amplifie cette notion de légèreté. Détonnant.
Et pour accentuer cette impression de mouvement, ces modèles font face à une vidéo de Loïe Fuller captée par les frères Lumière d'une danse serpentine et de ses jeux de lumière. Un film à l’origine même du cinéma, souvent cité comme une référence par les artistes.
Le couturier pense le vêtement comme une architecture appliquée au corps. Bâti autour des formes de la femme, il est dessiné sur papier, avant d’être reproduit en volume par des toiles. Les patrons dessinés sur papier-calque figurent les différentes parties déconstruites, vues de face et de dos. Les rouleaux de papier sont parsemés d’annotations techniques, utiles à leur assemblage.
Transparences structurales
Lorsque la matière choisie pour le modèle est transparente, la lecture des lignes de couture qui les structure est évidente, comme dans le cas de la robe blanche en organdi de la collection printemps-été 2001.
Le couturier a accompagné l’émancipation féminine depuis les années 1960 et a créé l’image de femmes qui s’assument et ne passent jamais inaperçues. La figure de la mariée qui vient clôturer cette exposition – comme elle le fait dans tout défilé –, s’impose sous son voile de tulle ou de dentelle.
Cette utilisation du voile revêt pour lui une part de mystère, suggérant une présence autant qu’une absence, permettant aux femmes d’affirmer leur liberté. La superposition de tulle sur les robes de mariées, qui peuvent être blanches, mais aussi violettes ou rouges, et la présence de bijoux – comme l’iconique pendentif cœur – complexifient la transparence, rendue ainsi moins directe.
Le parcours d'une exposition au musée Yves Saint Laurent se termine toujours dans le bureau du couturier situé au premier étage. Lieu central de cette maison pendant près de trente ans, le studio est la pièce la plus émouvante. Si elle frappe par sa simplicité et contraste avec la somptuosité des salons de l'époque, elle s'accorde à l'atmosphère de travail dont Yves Saint Laurent avait besoin. Dans le miroir au fond, il examinait le reflet du mannequin pour apprécier le vêtement. Ses objets fétiches sont réunis, ses souvenirs et ses pots à crayons de couleurs. Sur le rebord de sa chaise, sa blouse blanche. Au pied du bureau, la gamelle de son chien Moujik. Et, dans la bibliothèque, des ouvrages, principales sources d'inspiration du couturier.
Exposition "Yves Saint-Laurent : Transparences, le pouvoir des matières" jusqu'au 25 août 2024. Musée Yves Saint Laurent. 5 avenue Marceau, 75116 Paris.
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