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Pourquoi artistes et créateurs sont devenus la coqueluche des grands magasins parisiens

Le grand magasin n'est plus seulement un lieu de vente mais un espace d'expérience et d'expression inédit pour des artistes et créateurs comme le montrent les événements organisés à La Samaritaine, aux Galeries Lafayette et au Bon Marché.
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Installation To Breathe de l’artiste coréenne Kimsooja aux Galeries lafayette Hausmann à Paris : vue de l'entre coupoles du magasin, avril 2023 (Courtesy of Galeries Lafayette et Kimsooja Studio. Photo de Jaeho Chong)

Si Louis Vuitton installe une statue géante de l'artiste Yayoi Kusama devant son immeuble du Pont Neuf, si Paco Rabanne recouvre de sequins métalliques géants sa devanture avenue Montaigne et si Chanel accroche, pendant les fêtes, un immense collier avec nœuds et perles sur sa boutique du Faubourg, ce n'est pas sans raison. Ces boutiques veulent interpeller le passant. Autres temples du shopping, les grands magasins adoptent, quant à eux, la stratégie des cartes blanches données à des artistes et créateurs.

Explications avec Nathalie Montaldier, Vice-Présidente Marketing Europe DFS/Samaritaine, Cécile Larrigladie,  Directrice Engagements culturels (culture - patrimoine – mécénat) du Groupe Galerie Lafayette, et Frédéric Bodenes, directeur artistique du Bon Marché. Rencontres.

Aux Galeries Lafayette, l'artiste coréenne Kimsooja revisite la coupole historique

Les Galeries Lafayette Hausmann donnent, jusqu'au 29 octobre, la parole à l’artiste coréenne Kimsooja pour une rencontre inédite entre patrimoine historique et création contemporaine. Pour Cécile Larrigladie, Directrice Engagements culturels du Groupe Galerie Lafayette, "la légitimité entre le lieu de commerces et le lieu d’expositions (culturel) s’explique à l’origine du grand magasin, notamment quand Théophile Bader a commandé cette grande boutique rue Lafayette en assimilant architectes et artistes de renom, de son époque, dans le projet". Le cofondateur a puisé dans "les codes de l’Opéra Garnier, en s’associant avec Jacques Grüber, Ferdinand Chanut et Louis Majorelle. C’était une volonté de montrer, aux visiteurs et clients, à travers les produits le meilleur de ce que l’époque faisait mais également la création au sens large". Une entreprise familiale, où chacun à sa manière "a essayé de faire perdurer ses valeurs. C'est important dans une entreprise familiale de faire preuve de la même innovation qu’à l’époque, en adaptant l’idée de base à l’époque actuelle" ajoute-elle.

Installation To Breathe de l’artiste coréenne Kimsooja aux Galeries lafayette Hausmann à Paris : vue de la coupole du magasin, avril 2023 (Courtesy of Galeries Lafayette et Kimsooja Studio, Photo by Jaeho Chong)

Beaucoup d’expositions ont ainsi été lancées ainsi que des festivals de la création où sont venus créateurs de mode et artistes comme, par exemple, David Lachapelle, David Lynch… En 2001, les Galeries Lafayette ont dédié - "c’était inédit à l’époque"  rappelle-t-elle - 300 m2 à La Galerie des Galeries, avec quatre expositions par an pendant plus d’une dizaine d’années. "Avec l’ouverture de la Fondation, nous avons fait évoluer les choses et la programmation de la Galerie des Galeries s’ouvre, aujourd’hui, sur l’entité entière du magasin".

"On a eu cette réflexion de se dire à quel moment la culture et l’art sont légitimes dans un grand magasin sans essayer de se substituer aux musées". Pour elle, il faut considérer le grand magasin comme une grande scène d’expression et d’expositions pour créer un parcours dans lequel "la création contemporaine permet de dialoguer, en tout cas de valoriser le patrimoine historique". La rencontre entre le public et la création à son importance : "le grand magasin et le commerce ont un rôle à jouer, aussi, dans l’accès à la démocratisation de la culture". Ici, le choix d'un artiste fait l'objet d'un vrai travail de curation. Le but est de permettre aux gens de découvrir des artistes de renommée internationale, en trouvant un artiste dont la pratique va "avoir une valeur ajoutée sur notre patrimoine et inversement". Comme chaque œuvre/chaque projet demande un travail spécifique, "on verse à l'artiste des frais d’honoraires et on prend en charge la production de l’œuvre qui lui appartient" indique encore Cécile Larrigladie.

Pour l’installation To Breathe, "on amène les gens à l’art contemporain avec une pièce qui n’est pas visible tous les jours et située dans un endroit caché" explique-t-elle (sourires). En effet, l’artiste coréenne Kimsooja, qui a exposé au Centre Pompidou-Metz, révèle  l’architecture du magasin haussmannien par la lumière. Elle a habillé le dôme de la coupole historique d’un film diffractant la lumière naturelle en une infinité de couleurs. Sous l’effet des rayons du soleil, les surfaces extérieures et les espaces intérieurs se métamorphosent, créant des paysages irisés, éphémères, au fil de la journée. Mais sans soleil, pas de magie !

Vue extérieure de la coupole des Galeries Lafayette Paris Haussmann à sa construction, photographie en 1912 (Galeries Lafayette)

Son installation engage un dialogue inédit avec cet emblème architectural des Galeries Lafayette : construite en 1912, la coupole inondait, alors, le magasin d’une multitude de teintes colorées diffusées par les vitraux imaginés par Jacques Grüber. Ils furent déposés à la seconde guerre mondiale (et perdus) puis remplacés par des verres blancs. Ferdinand Chenu a pensé la structure de la coupole en verre pour que la lumière se difracte et que l’on obtienne un scintillement sur la marchandise. "En réintroduisant la couleur par la lumière, Kimsooja rend un hommage poétique au projet et à l’atmosphère originels de ce monument historique emblème de l’Art Nouveau" souligne Cécile Larrigladie. Les jeux de lumière entre les deux coupoles, sont accompagnés d'une œuvre sonore où l'on entend l’artiste respirer selon différents rythmes liés à la médiation  : "Cela a un sens. A l’origine cette entre deux coupoles a été fait pour faire circuler l’air et gérer les températures".  

Installation To Breathe de l’artiste coréenne Kimsooja aux Galeries lafayette Hausmann à Paris : vue de la coupole du magasin depuis la terrasse, avril 2023 (Courtesy of Galeries Lafayette et Kimsooja Studio, Photo by Jaeho Chong)

A La Samaritaine, le coiffeur-artiste Charlie Le Mindu met "Paris à Poils"

La Samaritaine revendique, également, l'art et la culture comme ADN, et ce dès la fondation du magasin par Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ qui, en leur temps, avaient fait appel à des architectes très connus, Frantz Jourdain, puis Henri Sauvage. "Tout au long de leur vie, les fondateurs, collectionneurs, ont acheté tableaux, sculptures et meubles qui se trouvent aujourd'hui à la Fondation Cognac" rapelle Nathalie Montaldier, Vice-Présidente Marketing Europe DFS/Samaritaine, qui s'empresse d'ajouter "Le grand magasin n'est pas qu'un lieu de shopping. Ici, on met en avant l'art de vivre à la française, dont l'art est une des facettes. Contrairement aux grands magasins américains, les gens viennent ici pour avoir justement un œil pertinent sur ce qui fait le monde contemporain".

L'année est ponctuée de quatre grands événements, pendant lesquels le magasin cherche à avoir "un artiste qui s'exprime avec sa propre traduction du thème commercial choisi". Jusqu'au 9 mai, La Samaritaine célèbre le vivant, le poil et la texture avec Paris à Poil(s), une invitation à plonger dans l’univers de Charlie Le Mindu. Ce spécialiste du cheveu et du poil, dont le travail est reconnu sur la scène internationale, collabore avec des grands noms de la mode, de l’art et de la performance. S’appuyant sur son expérience de coiffeur, il crée des formes hybrides en utilisant son matériau préféré, le cheveu. "Ce coiffeur haute coiffure a vite compris que l'escalier était l'élément majeur et historique du magasin. Il s'en est servi pour accompagner son message avec l'œuvre qu'il a construite pour nous" indique Nathalie Montaldier.

Un choix concerté et réfléchi avec l'équipe : "on cherche souvent un curateur, un artiste pour rester dans notre art de vivre à la française mais on ne s'interdira pas d'aller chercher un étranger qui aura une vision de Paris et de la France, qui nous paraitra intéressante, un artiste qui a une certaine aura. Charlie est Français, il vit à New York mais a coiffé des gens assez célébre comme Lady Gaga" précise-t-elle. Une histoire que le magasin décline "dans les vitrines, dans le geste artistique et dans une offre produits spécifique cohérente avec le thème". 

L'artiste a installé sur le grand escalier une œuvre monumentale constituée de fibres artificielles et naturelles. Evolutive, elle suit le cours des saisons, de l’état brut en passant par la floraison pour finir par la moisson, où des parties de l’œuvre seront remises aux clients (en mai). Sur les passerelles, l’artiste propose une expérience multisensorielle avec des perruques - en cheveux, poils, fibres de lin, chanvre ou végétal, de différentes couleurs - en suspension. Si l'on glisse la tête à l'intérieur, elles libèrent un parfum, un son... Un peu plus loin, cinq silhouettes revêtues de chefs d’œuvres, portés notamment par Lady Gaga et Peaches, mêlent haute coiffure et mode. 

L'installation de Charle LeMindu sur le grand escalier de la Samaritaine, mars 2023 (Courtesy of La Samaritaine)

Dans les vitrines, le lin est aussi à l'honneur grâce au partenariat avec l’Alliance For European Flax-Linen & Hemp, qui a fait pousser 42 km de lin pour l'évènement . Un pop-up Love Linen propose une installation du duo de scénographes Céline et Guéraud. La fibre y apparaît sous forme de panneaux en bouquets bruts, lin peigné et tissus plissés, tandis qu'une fenêtre virtuelle et photographique montre le travail des liniculteurs et des tisserands. A côté des silhouettes vêtues de vêtements et accessoires en lin côtoient des décors qui seront "recyclés. Ils sont soit gardés pour les réutiliser, soit donnés à une école".

L'artiste Charlie LeMindu et son installation à la Samaritaine, 2023 (Alice Rosati)

Au Bon Marché, le collectif japonais teamLab invite à une expérience immersive 

De son côté, Le Bon Marché propose six histoires à l'année, voire même sept avec l'expérience théâtre, magasin fermé, initiée pour la première fois, en septembre 2022, avec Au Bonheur des dames d'après la pièce d'Emile Zola. "C'est l'idée de raconter à nos clients autre chose que du produit. Les faire venir pour vivre une expérience unique qu'il n'y a pas ailleurs. Cette prise de parole, c'est aussi une envie de se différencier de la concurrence, en leur proposant de venir rêver, flâner chez nous, rencontrer des artistes qu'ils connaissent ou pas" explique Frédéric Bodenes, directeur artistique du Bon Marché. Un lieu de vie, de balade, de famille pour découvrir des coups de coeur "des artistes que l'on a découvert dans différents voyages ou salons et que l'on veut mettre en avant pour partager leur univers".  

Après un début d'année commencée avec l'exposition consacrée au designer indien Subodh Gupta, le Bon Marché propose d'être bien dans sa tête et dans son corps avec l'exposition Comme un poisson dans l’eau jusqu'au 23 avril. Ces exposition/événements visent à renouveler l'image du grand magasin, qui pendant longtemps a été un lieu de commerce essentiellement. Il s'agit de lui donner un autre sens pour qu'il devienne aussi un lieu de culture et de découverte. "Comme on peut découvrir de nouvelles marques, on peut aussi découvrir de nouveaux artistes, de nouvelles installations artistiques. On propose des choses qui donnent de l'émotion et on espère que nos clients repartent grandis de cette expérience" ajoute Frédéric Bodenes.

Ainsi au deuxième étage, le collectif japonais teamLab, le nouvel invité artistique, expose En mode poisson, son œuvre Sketch Aquarium. Une expérience immersive et méditative à laquelle peuvent participer les visiteurs. Chacun dessine et colorie son poisson sur une feuille de papier, avant de le lâcher, une fois scanné, dans un immense aquarium virtuel pour l’admirer aller et venir en liberté dans cette œuvre collective.

Ici, le choix du créateur/artiste se fait par affinité, par coups de coeur : "on ne propose que des gens que l'on aime et qui sont en résonnance avec le discours du magasin" explique le directeur artistique. "Par exemple, pour Teamlab, les commerciaux avaient envie d'exprimer le wellness que nous avons traduit avec ce titre Comme un poisson dans l'eau. J'avais découvert Teamlab en 2014 lors d'un salon du meuble à Milan. Philippe Katerine, lui, je l'avais contacté quatre ans avant notre exposition jusqu'à trouver le bon moment où cela a eu du sens de proposer l'invitation [en 2022] ". Pas de critères précis mais le magasin revendique que cela "vienne du coeur avec l'envie de dévoiler une autre facette du travail de l'artiste comme avec Philippe Katerine et son Mignonisme".

Les sculptures Monsieur Rose signées Philippe Katerine installées au Bon Marché Rive Gauche pour l'exposition Mignonisme, février 2022 (CORINNE JEAMMET)

Des événements parfois couplés à une offre commerciale : si sur l'espace du Sketch Aquarium, le magasin ne vend rien puisqu'il offre une expérience, sur les autres étages, il y a des produits liés au bien-être. "En janvier, quand on invite des artistes pour nos cartes blanches comme pour l'installation de Subodh Gupta, on fait un catalogue d'exposition avec eux et un tote-bag". Pour ces cartes blanches, le magasin ne paye pas l'artiste mais le dédommage : "c'est-à-dire que l'on paye la production de l'œuvre qui lui appartient et que l'on peut revoir par la suite dans des salons d'art contemporain". Pour cette exposition consacrée au bien-être, qui propose séances de yoga, cours de sport ou d'initiations à la méditation et ateliers holistiques, l’illustratrice Soledad Bravielle a habillé l'escalier principal de poissons multicolores et propose des objets pour prendre soin de soi. "Des poissons en carton qui seront recyclés. En général, on travaille en RSE et on essaie de leur trouver une deuxième vie pour être à 100% green". précise, encore, Frédéric Bodenes.

Exposition "Comme un poisson dans l’eau" jusqu'au 23 avril au Bon Marché Rive Gauche . (Courtesy of Le Bon Marché)

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