: Interview "J'ai été le témoin d'une époque" : le créateur de mode Jean-Claude Jitrois, inventeur du cuir stretch, se livre sans tabou dans son autobiographie
Jean-Claude Jitrois, l'inventeur du cuir stretch, s'est approprié cette matière dans ses créations, la détournant et la réinterprétant tout en la dissociant d’un monde trop masculin pour la faire vivre au quotidien sur la peau des femmes comme des hommes. Mais avant d'habiller les plus grandes stars, le créateur a été un psychologue formé à la psychomotricité enfantine à la Pitié-Salpêtrière sous la tutelle de Françoise Dolto et Jacques Lacan.
Il y a eu plusieurs vies et son autobiographie Jean-Claude Jitrois. Ma peau se souvient chez Pauvert, paru le 28 août, revient, sans tabou, sur son histoire. Passionnante rencontre avec un jeune homme intarissable de 80 ans.
Franceinfo culture : Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d'écrire cette autobiographie ?
Jean-Claude Jitrois : Pour pousser un cri. J'ai eu la chance de traverser le siècle et quel siècle extraordinaire ! J'ai rencontré des femmes de premier plan, exceptionnelles, qui m'ont toujours supporté et porté : des femmes de tête. Mes parents, très amoureux l'un de l'autre et tellement en fusion, m'ont confié à mes grands-mères quand j'avais six ans.
Je pense que je suis quelqu'un d'angoissé mais - contrairement à ce que l'on pense - l'angoisse est un moteur : en analyse, par exemple, il faut avoir cette espèce d'angoisse. C’est ce qui m'a poussé. En tant que thérapeute, j'ai eu le plaisir de travailler avec les enfants et cela m'a apporté beaucoup. J'ai rencontré des personnalités et j'ai vu combien la société était en mouvement et allait vers une liberté où chacun pouvait avoir sa propre vision et l'interpréter. Je trouvais cela très important. Mais j’ai vu aussi des drames comme celui du Sida où j'ai perdu un de mes amis. Ça a été une période difficile, il y a eu une hécatombe avant qu'ils ne trouvent les médicaments.
J'ai été le témoin d'une époque et je veux être le trait d'union avec une nouvelle époque - pas assez libérale à mon goût. Aujourd'hui, avant de m'en aller, ça m'intéresse de passer le relais entre ce que j'ai vécu, ce que je vis en ce moment, et ce que d'autres vont vivre. Grâce aux techniques et progrès, je vais vivre plus vieux encore et je pense que j'ai encore le temps d'apprendre !
De votre enfance à Oran jusqu'à Paris, vous levez le voile sur 80 ans d'une histoire très riche. Quel est le souvenir le plus marquant ?
C'est l'enfance qui m'a le plus marqué. Ce qui me vient à l'esprit c'est mémé Lulu, ma grand-mère assistante sociale à l'hôpital psychiatrique d'Aix-en-Provence. Tout petit, elle m'y amenait avec elle. Ce sont aussi tous les contacts humains : j'ai rencontré beaucoup de gens et à chaque fois mon plus beau souvenir reste la rencontre. J'espère jusqu’au bout pouvoir faire des rencontres heureuses comme tous ces gens que je recroise à 20 ou 30 ans de distance.
En 1975, vous êtes nommé par Simone Veil, alors Ministre de la Santé, à la direction de l'Institut Supérieur de Rééducation Psychomotrice de Nice. Quel a été le déclic pour passer de cet univers de la connaissance de soi à celui de la mode ?
Quand j'ai travaillé avec les enfants qui avaient des troubles du comportement, je faisais des jeux de rôle avec eux, de la thérapie avec des vêtements, en papier crépon ou en tissu. Si tu es habillé, par exemple, en gendarme, tu renforces ton moi, tu peux diriger les autres. C'est via ces vêtements thérapeutiques que j'ai glissé vers la mode et le cuir, matière fétiche par mon père. Officier, il avait fait l'école de l'air de Salon-de Provence et il avait son blouson en cuir que je revêtais alors que je n'avais pas droit de jouer avec. J’ai transgressé l'interdit.
"Rien n'est plus profond que la peau", disait Paul Valéry et quand on sait que c'est à la superficie, cela a quelque chose d'intéressant, non ! À cette époque, il y a 50 ans, c'était une matière masculine (bûcheron, maréchal-ferrant...). Je l'ai porté du masculin au féminin, j'ai féminisé le cuir. Je lui ai apporté aussi la couleur, les volumes et j'ai inventé son élasticité avec le cuir stretch, seconde peau. Pour moi, le vêtement est un personnage : la femme va renforcer son moi à travers lui. C'est un objet transitionnel entre celui qui le crée et celui qui le porte, qui lui donnera sa propre personnalité. Cela m'émeut et me pousse à transcender ce côté créateur.
Après 1968, l'époque est en ébullition : elle est riche en mouvement de libération de la femme et des corps. Il est interdit d'interdire et la société est un peu plus décoincée. La liberté est là pour tout le monde mais elle l'est aussi pour les femmes : elles choisissent, ne sont plus choisies, elles sont l'égal de l'homme.
Vous avez arpenté le monde, quel est le lieu où vous vous êtes senti le mieux ?
Je suis bien partout. Dès que je sens que cela ne va plus aller, je pars. C'est pareil dans ma vie personnelle, je ne laisse pas la situation se dégrader car je n'aime pas les affrontements. Lors de mes débuts à Saint-Tropez, qui ont été spectaculaires, j'avais installé une boutique dans un trou à bateau mitoyen du café Sennequier. À cet endroit, j'ai pensé au bonheur à venir !
Vous avez croisé tout au long de votre carrière de nombreuses stars. Quelle a été la rencontre la plus mémorable ?
J’ai eu la chance de rencontrer Johnny Hallyday en privé : je n'ai pas rencontré Johnny Hallyday mais Jean-Philippe Smet. Quand nous nous sommes croisés, j'avais 20 ans. Quand j'arrive à Paris, je vais à la FAO, la ligue contre la faim dans le monde, où je rencontre d'autres jeunes. Un soir, nous allons au Golf-Drouot. Il y a un jeune qui chante, c'est amusant, c'est Johnny Hallyday. Ça a été le premier contact, puis il s'est passé 25 années avant que je ne le rencontre à nouveau au début des années 90. Jusqu’à cette scène incroyable en 1996 ou à la Lorada à Ramatuelle dans la presqu'île de Saint-Tropez, Johnny amoureux fou de Laetitia n'ose pas lui demander sa main. C'est moi qui le ferai et je serai le témoin de leur mariage. Nous sommes devenus intimes assez vite car il savait se montrer vulnérable en privé, il avait un côté tendresse, timide. Avec lui il y a toujours eu un côté affectif de sensibilité étonnant. J'avais compris ce besoin d'armure dont il avait besoin surtout le jour où il m'avait téléphoné pour me demander de l'habiller pour les costumes de son concert au parc des Princes.
Il y a eu aussi les rencontres avec les photographes - Tyen, Rankin, Mondino, Helmut Newton, Karl Lagerfeld... - qui ont beaucoup compté pour nous également. Même si on en a changé au fil du temps, ils font partie de la maison et on a travaillé avec eux comme en famille.
Vous dites que vous avez le cuir dans la peau et c'est pour cette raison que vous avez créé le cuir stretch et le skin jean, une matière vivante qui gaine en épousant les formes du corps...
Oui, ce cuir, né dans les années 90, a apporté une nouvelle vision de la mode. Le cuir stretch, c'est de la peau que j'entrecolle avec un coton élastique, c'est entre-coller le corps de la femme avec le vêtement. Ce cuir qui colle à la peau fait de vous un autre personnage et c'est ça qui m'a plu dans sa création. La femme renforce le moi, elle est belle, avec cette matière qui se moule à sa peau. C'est peau contre peau, c'est l'image que l'on peut donner de mes créations.
Quelle est la pièce préférée de votre collection automne-hiver 2024-25 qui conjugue
Cette collection est très portable avec moins de broderies qu'avant car les femmes cherchent aujourd'hui des choses plus faciles à mettre et à mixer. La combinaison reste au centre de la collection : on l'a déclinée aussi pour hommes, les rappeurs en sont fous ! Elle attire un certain type de femmes car elle révèle le corps, elle est seconde peau. Elle reste une armure qui va protéger autant qu'elle va montrer. Ainsi toutes les filles de James Bond l'ont porté, de Léa Seydoux à Monica Belluci ou Eva Green.
Vous abordez votre vie amoureuse : marié deux fois, père de deux enfants, vous avez été en couple puis en "trouple" avec des hommes. Pourquoi évoquer votre vie intime ?
Parce que montrer que l'on a une vie un peu différente, c'est possible. Chacun a apporté quelque chose et la nouveauté fait partie de l'appétence de la vie. C'est aussi une création ma vie privée, ces rencontres. Dans ce livre, j'explique des modèles qui ne sont pas dans la norme mais qui ne sont pas pour autant anormaux, des modèles heureux permettant de vivre avec cette liberté qui n'est pas égoïste. Quand la liberté est vécue dans le respect de l'autre, ce genre de vie est très enrichissant ! Je fonctionne par sentiments amoureux : tant que je suis bien je reste, le jour où je ne suis plus bien avec une personne, je m'en vais. Mais je demeure toujours en contact comme, par exemple, avec ma femme Edith avec qui je me suis marié en 1971.
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