: Interview "Ces créateurs remettent en question et critiquent sans cesse" : Ane Lynge Jorlén, curatrice de l'exposition "Liminal objects" au centre culturel danois à Paris
Au sein de la maison du Danemark sur les Champ-Élysées à Paris, le Bicolore présente, jusqu'au 19 mai, Liminal Objects. Une mode critique contemporaine sous la curation d'Ane Lynge-Jorlén, qui a, déjà, signé le commissariat de plusieurs expositions consacrées à la mode contemporaine dans les pays nordiques.
Ces huit designers et artistes nordiques - Jenny Hytönen, Ida-Simone Brerup, Fredrik Tjærandsen, Petra Fagerström, Ellen Hodakova, Cassie Augusta Jørgensen, Louise Lyngh Bjerregaard et Kristine Sehested-Blad - explorent et questionnent la façon dont les matières, les fonctions, les corps et les identités sont perçus. La notion de liminalité, à la limite de nos perceptions, fait référence à une phase transitoire, à la lisière de deux mondes où les opposés coexistent. L’exposition présente des objets dont l’ambiguïté permet l’émergence de nouvelles idées, pratiques et identités, entre mode et art. Ces créateurs expérimentent les formes et les récits, redéfinissant les limites des disciplines. Grâce au recyclage, à l’upcycling et à la fabrication artisanale, ils repositionnent le statut de la mode.
Rencontres avec la curatrice Ane Lynge Jorlén et la créatrice Cassie Augusta Jørgensen qui se penchent avec passion sur les questions, si actuelles, d'identité, de société et de consommation, à la frontière de l'art et de la mode.
Franceinfo culture : outre la curation de l'exposition Liminal Objects, vous dirigez Alpha, une organisation qui soutient, défend et présente la garde montante des designers de mode des pays nordiques.
Ane Lynge Jorlén : c'est une organisation à but non lucratif dont le propos est de soutenir la jeune création. Nous travaillons dans deux directions : la première consiste à rendre internationale la carrière des créateurs en collaboration avec des marques, des résidences à l'international et des partenariats. La seconde, c'est l'aspect culturel qui m'est cher !
Alpha travaille en partenariat avec quatre grands musées, d'où des expositions. Liminal Objects n'a rien à voir avec mon rôle chez Alpha, mais, même si c'est personnel, je le fais avec en tête mon expérience, presque comme un complément de mon rôle chez Alpha. C'est la raison pour laquelle les créateurs sont nordiques et pas seulement danois.
Pourquoi connaissons-nous peu le travail de ces créateurs, hormis le Scandinave Henrik Vibskov, présent à la Paris Fashion Week masculine depuis 2003, et qui a, déjà, exposé à la maison du Danemark.
Il y a aussi Cecilie Bahnsent qui défile à la Fashion Week. C'est une question de perspective. La France et Paris, c'est le cœur historique du sujet de la mode. Ce n'est pas le cas dans les pays nordiques où il n'y a pas cette richesse historique liée à la thématique de la mode. Pour un créateur nordique intervenir ici est une étape, y présenter son travail représente un très gros investissement personnel, financier, matériel et logistique. L'objectif que veut porter et défendre cette exposition, ce n'est pas seulement montrer le travail de huit créateurs mais mettre en lumière la création nordique en général.
Quelle est la particularité des créateurs de Liminal Objects ?
C'est un groupe très diversifié, très hétérogène mais ils partagent certaines idées et concepts. Ils ont tous en commun de remettre en cause les choses très scolaires qu'ils ont pu apprendre en faisant de la mode. Ils remettent en question et critiquent, sans cesse : par exemple en utilisant des matières qui ont déjà une vie ! C'est un mélange d'art et de mode pour susciter des conversations. L'idée n'est pas juste de montrer une belle robe ou création mais de susciter une conversation à partir de celle-ci et de son processus de création. Ils s’interrogent : qui a le droit ou non de faire histoire ? D’utiliser tel ou tel matériau ? D’être considéré comme un créateur ou non ?
Ils sont à contre-courant des conventions ?
À partir du moment où on est un créateur de mode, aujourd'hui il est impossible de l'être sans être un minimum critique sur l'industrie de la mode : on ne peut pas juste se dire que l'on produit tout le temps sans se poser des questions ! Peu importe d'où ils viennent - que ce soit des pays nordiques, de France, ou même d'Angleterre - ce n'est pas une question d'origine, ni de formation, c'est une question générationnelle. Ils ont la vingtaine et la trentaine et pour eux, c'est naturel, d'adresser ces questions d'identité, de société et de consommation.
Peut-on les découvrir à la Copenhague Fashion Week ?
Non. Ils travaillent tous à l'étranger.
Pourquoi le thème de l'exposition est la liminalité ?
Ce concept évoque la transition, quelque chose qui n'est pas très palpable, c'est en train de changer. C'est un concept que l'on utilise souvent pour conférer aux rites de passage, de l'enfance à l'adolescence, de l'adolescence à l'âge adulte, à la puberté. Si l'on prend un peu de recul, dans notre vie nous sommes tout le temps en train de passer d'un état à un autre, nous sommes toujours dans une transition entre quelque chose et autre chose.
Dans ce contexte très particulier, la liminalité pose la question : est-ce de l'art ou de la mode ? Je me refuse à répondre à cette question mais le questionnement exploré par les créateurs est de dire que c'est en utilisant la matière que l'on voit la limite entre l'art et la mode. On est un peu dans cet entre-deux.
Ces derniers temps, on observe que des créateurs de mode utilisent des techniques artistiques dans leur travail et vice versa, il y a des artistes qui utilisent des techniques traditionnellement employées dans la mode pour réaliser leur œuvre. Nous sommes en ce moment à la croisée des chemins entre ces deux disciplines. Cela dépend du contexte : est-ce porté sur un corps humain ou présenté sur un mur blanc ?
L'exposition se tient, jusqu'au 19 mai, au Bicolore. C'est une plateforme d’art contemporain entre les scènes culturelles danoises et françaises ?
Cet aspect est primordial et très important pour moi. À l’exception d'un créateur, tous ont un lien avec Paris : soit ils se sont formés ici, soit ils y travaillent, voire ils y ont lancé leur marque.
Vous signez d'autres commissariats d'expositions sur la mode contemporaine des pays nordiques dont Beyond Bodies au musée national d'Oslo.
C'est la prochaine exposition qui se tiendra en novembre 2024. C'est une collaboration entre Alpha et le musée national d'Oslo : je suis la directrice artistique et la curatrice et je vais collaborer avec le curateur du musée national. Cette exposition s'intéresse au corps et à ses limites. C'est un peu comme ici avec la limite des disciples... il y a un dialogue entre les deux expositions.
Pour votre première participation à une exposition en France, vous présentez un imperméable transparent rouge d'une longueur démesurée qui tourne sur lui-même ?
Cassie Augusta Jørgensen : Cette pièce provient d'une exposition Slit your click [comme le click d'un appareil photo], un solo-show que j'ai fait à Copenhague en novembre 2023. C'est une exposition en lien avec Pulsions (Dressed to kill), un film de Brian de Palma de 1980. J'ai fait un remake d'une scène emblématique dans laquelle le trenchcoat joue un rôle important.
A Liminal Objects, l'imperméable est en plastique transparent rouge, un choix purement esthétique mais la transparence était hyper importante pour moi afin que l'on puisse se préfigurer et imaginer le corps. Dans le film, le personnage - qui porte ce trenchcoat - est un trans dépeint comme étant le meurtrier ou la meurtrière. Il y a cette question de l'identité et de la transidentité qui transparaît à travers cet objet transparent qui ici se reflète sur le mur : le vêtement accroché en hauteur tourne sur lui-même et projette son ombre.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.