Un livre et un film : Rithy Panh fait parler Duch, maître des forges de l'enfer
Rithy Panh avait 13 ans lorsque les Khmers rouges sont entrés dans Phnom Penh. La folie du régime khmer a tué 1,7 milllions de cambodgiens, hommes, femmes, enfants. Rithy Panh y a perdu toute sa famille. Depuis plus de 20 ans, le cinéaste consacre son oeuvre à comprendre cette histoire, infatigable artisan de la mémoire.
Trente ans après la fin du régime marxiste de Pol Pot, Rithy Panh interroge à nouveau l'histoire de son pays en questionnant le chef des interrogateurs, chef tortionnaire de S21, principal "bureau de la sécurité", où près de 17 000 prisonniers ont étés torturés, interrogés puis exécutés entre 1975 et 1979. Sept prisonniers seulement ont survécu.
Rithy Panh avait réalisé "S21, la machine de mort Khmère rouge", en 2003, documentaire confrontant les bourreaux et les survivants de cet enfer. Cette fois, il a rencontré leur chef : Duch. Dans sa cellule et dans la salle d'audience du tribunal qui le juge. De ces entretiens, il a fait un documentaire, "Duch, le Maître des forges de l'enfer" diffusé sur France 3 et sorti en salle le 18 janvier. Il a aussi écrit un livre. Qui raconte le hors-champ de ces entretiens, et aussi sa propre histoire.
Qu'y a-t-il dans la tête de Duch ?
Le film, première scène : l’homme touille son café pendant qu’on entend, en fond sonore, un discours grésillant de Pol Pot. Puis l’homme est montré assis, derrière un bureau. Des photos et des documents posés devant lui. Il ne quittera plus cette position jusqu’à la fin du film. Il est assis et il parle. Il raconte sa vérité. Vérité changeante, où l’homme alterne entre cynisme, apitoiement sur lui même, exaltation révolutionnaire. Il exprime des remords, demande pardon. La minute suivante, décrit comment il faut torturer. Qui est cet homme qui dirigea pendant cinq ans le camp d’internement S21 ?
On ne le sait pas. Un homme. Engagé dans une idéologie qui lui fera commettre ou faire commettre les pires crimes contre l’humanité. Sans sourciller. Rithy Panh lui montre des documents, des photographies, des extraits de son film, "S21, la machine de mort Khmère rouge", où ses lieutenants racontent la torture, l’élimination. Et son implication. Duch rit. Duch cligne des yeux. Duch nie. Sa parole est livrée brute, sans commentaire. On n’entend pas les questions. On écoute cet homme, on regarde ses mains bouger, ses yeux cligner, sa respiration devenir plus difficile parfois, aussi.
On est glacé. Glacé par ces mots entre-coupés d’images d’archives. Qui montrent les corps suppliciés, le pays ravagé, Pol Pot qui déambule grassouillet et souriant dans les rues désertes de Phnom Penh, pendant qu’une population entière meurt. De faim. De crime. De douleur. Images mises en regard d'un discours idéologique. Où Duch persiste. Enfermé dans les mots qui l'ont conduit à agir comme il l'a fait, muré dans un "langage de tuerie".
"Je m'appliquais"
"Ce travail je devais le faire, pour le parti. J’éduquais les interrogateurs. Je ne voulais pas savoir, ni voir. Même si j’ai vu, je n’ai pas fait attention. Je suis le dirigeant. J’enseigne la théorie et j’attends le résultat.", dit-il. "Vos hommes ont-ils été cruels ou méchants ? demande Rithy Panh. "Non; jamais", répond-il sans hésiter. "Ni méchants ni cruels. Méchanceté et cruauté ne font pas partie de l'idéologie. C'est l'idéologie qui commande. Mes hommes ont pratiqué l'idéologie".
Une idéologie où les hommes ne sont plus des hommes mais des "ennemis", qui deviennent des "déchets" à partir du moment où ils ont avoué. "Dans le monde de Duch, tout est logique. Tout est à sa place. Tout est classifié : ancien ou nouveau; détruire ou garder ; tuer ou être tué (...) C'est un monde de pure idéologie..." dit Rithy Panh dans son livre.
Dès lors, la préoccupation se concentre sur l'intendance, l'organisation, l'efficacité. "Transporter des cadavres, c’est plus facile que de transporter des vivants." Il y a un mot en cambodgien, pour dire l'élimination, "kamtech" : détruire pour effacer toute trace. Réduire en poussière. Duch regrette de ne pas avoir eu le prix d'excellence pour son travail effectué à S21. "Je m'appliquais. Je me suis toujours appliqué. A l'école déjà j'étais le meilleur"...
Au delà des images : les mots
Le livre introduit un destin personnel. Rithy Panh raconte son histoire, celle d’un garçon de 13 ans, jeté dans l’enfer à l’orée de l’âge adulte. Il dit le chaos, la faim, la violence, la mort, les cadavres. Il décrit l'agonie. Celle de son père, celle de ses soeurs, de ses frères, de ses neveux, de sa mère. Et sa survie. C’est cette histoire personnelle, mise en regard de la machine à tuer, qui rend visible, audible cette histoire.
Calvaire d'hommes, de femmes, d'enfants, nommés. Mis en face des discours de Duch qui parle des "ennemis" du parti, de prisons désignées par des lettres et des chiffres, et qui réduit la vie et la mort de ces êtres humains à des listes de noms sur des tableaux annotés avec trois couleurs, le rouge signifiant la fin...
Rithy Panh donne une chair à cette folie. A travers sa propre histoire et celle de sa famille, c’est celle de tous les cambodgiens suppliciés et assassinés, qu’on entend. Il redonne un nom, une dignité à chaque cambodgien, et d’une certaine manière à l’humanité toute entière, y compris aux bourreaux.
En donnant la parole à Duch, il nous dit : ces bourreaux ne sont pas des monstres. Ils sont des hommes. Les hommes sont capables de cela. Ils ont agi au nom d’une idéologie. La terreur, voilà où peut conduire l'idée folle de vouloir appliquer à la lettre et dans la vie réelle une idéologie. "La démocratie pure n'existe pas: elle est l'absence d'homme. Une formule mathématique appliquée à l'histoire" nous dit Rithy Panh.
Mettre l'histoire à sa place. Et vivre
Bourreaux et victimes ont partagé la terreur, chacun d'un côté d'une même réalité. "Duch : Je suis jour et nuit avec la mort. Je lui réponds (Rithy Panh) : Moi aussi, mais nous ne sommes pas du même côté."
Le livre de Rithy Panh se termine sur la "bonne part", celle des souvenirs heureux de son enfance et la "quotidienneté du bien". Manière de tenir à distance la tentation du basculement vers le néant.
"J'ai raconté le monde d'avant : c'est afin que sa mauvaise part ne revienne plus. Qu'elle soit dans nos mémoires et dans les livres, dans la chair des survivants, dans les stèles des disparus : et qu'elle y reste. J'ai affronté cette histoire avec l'idée que l'homme n'est pas foncièrement mauvais..."
C’est pour ça qu’il faut aller voir ce film. Et lire ce livre. Lire le courage de Rithy Panh, celui d’être allé questionner l’incarnation de son enfer. Poser des questions. Chercher à comprendre. Témoigner.
Les dernières paroles de sa mère : "Il faut marcher dans la vie, Rithy. Quoi qu'il arrive, tu dois marcher."
Rithy Panh est allé au-delà de l'injonction maternelle : il est resté debout, en marche pour transmettre la mémoire.
L'élimination
Rithy Panh avec Christophe Bataille
Editions Grasset (Janvier 2012)
19 Euros
Duch, le Maître des forges de l'enfer
Documentaire de Rithy Panh, 2012
01h47
A lire aussi :
Le silence du bourreau de l'ethnologue François Bizot, détenu à S21 dans les années 70 et épargné par Duch (Flammarion, 248 p. / 18 euros).
Kampuchea de Patrick Deville. Henri Mouhot poursuit un papillon, son filet à la main, se cogne la tête, lève les yeux, découvre les temples d’Angkor. C’est l’année zéro de ce récit qui emmène le lecteur jusqu'au procès de Duch. (Seuil, 260 p. / 20 euros.)
Le maître des aveux, Thierry Cruvellier, journaliste français, a assisté à la totalité du procès de Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch. (Gallimard, 370 p. / 21 euros).
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