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"Tout est fiction, le réel n'existe pas" : Leila Slimani au festival de littérature contemporaine Effractions

Le Festival Effractions explore les liens entre la littérature contemporaine et le réel. Il se déroule cette année en ligne, du 25 février au 1er mars.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10min
Pierre Coutelle, Librairie Mollat (à gauche), Leila Slimani, romancière et scénariste, Sonia Deschamps, co-directrice du Festival international de bande dessinée d'Angoulême, le 11 février 2021 lors de l'enregistrement de la table ronde "Bande dessinée et documentaire : le réel en images" (HERVE VERONESE)

Pour sa deuxième édition, le festival Effractions est maintenu malgré la crise sanitaire. La manifestation, organisée par la BPI (Bibliothèque publique d'information du Centre Pompidou) propose une série d'événements en ligne du 25 février au 1er mars pour explorer les liens entre la littérature contemporaine et le réel.

"L'idée de ce festival quand nous l'avons lancé l'an dernier était de proposer un pendant littéraire au Festival du cinéma du réel, lancé il y a quarante ans. C'était une suite logique pour la BPI", explique Inès Carme, programmatrice. Pour cette édition 2021, une trentaine d'auteurs sont invités et vont pendant cinq jours débattre, lire, échanger avec d'autres auteurs mais aussi avec des chercheurs et des scientifiques autour de questions comme les migrations, l'écologie, avec cette année un élargissement à des thèmes plus intimes, comme l'exil, la maladie ou la vie quotidienne.

Il est intéressant de voir comment les textes des auteurs de fiction font écho au réel et à notre époque, et inversement comment les auteurs de non-fiction produisent avec leurs textes de la littérature

Inès Carme. programmatrice Effractions

à franceinfo Culture

"Plus que jamais, en ces temps de crise, nous avons besoin de récits pour nous aider à appréhender une réalité qui, il y a quelques mois encore, relevait de l'inimaginable", relève Christine Carrier, directrice de la BPI dans la présentation ce cette nouvelle édition. "Les douze mois qui viennent de s'écouler ont montré les relations complexes qui s'établissent entre la fiction et la réalité ; et combien le langage, la caractérisation des faits et le pouvoir mémoriel des textes nous sont indispensables".

"Bande dessinée et documentaire : le réel en images"

C'est la raison pour laquelle le festival a décidé cette année "d'élargir son horizon", et d'accorder "une place encore plus importante à la littérature de non-fiction". Le festival accueille ainsi des auteurs comme Florence Aubenas, écrivaine de non-fiction qui "avance depuis des années comme un phare solitaire" dans le paysage littéraire, estime Inès Carme. Au programme également Ivan Jablonka, auteur inclassable de Laëtitia ou la fin des hommes mais aussi Laurent Mauvignier, Sarah Chiche, ou encore l'écrivain Gauz ou la jeune romancière Fatima Daas. 

Plusieurs formats sont proposés par le festival, "Grands entretiens", "Regards croisés", "A voix haute", "Chantier de fouille", ou encore "Collusion", qui met en scène "un dialogue entre un auteur et un spécialiste, pour confronter différents points de vue", explique Inès Carme.  

"Nous avons souhaité également défricher en 2021 de nouveaux champs littéraires, comme la poésie, ou la bande dessinée", poursuit la programmatrice. C'est l'objet de cette rencontre diffusée en ligne le 26 février à 18h00, enregistrée quelques jours avant, à laquelle Franceinfo Culture a pu assister. "Bande dessinée et documentaire : le réel en images", animée par Sonia Déchamps, co-directrice du festival international de bande dessinée d'Angoulême.

La table ronde réunit Pierre Coutelle, membre du jury du Prix du Livre du Réel de la librairie Mollat, partenaire du festival, David Vandermeulen, directeur de la collection La petite Bedéthèque et auteur d'une trentaine d'albums, notamment de Fritz Haber, qui raconte en quatre tomes (un cinquième à venir) la vie du père de l'arme chimique, et Leïla Slimani, Prix Goncourt 2016 pour Chanson douce et scénariste de deux albums de bande dessinée, Paroles d'honneur, illustré par Laetitia Coryn (Les Arènes, 2017) et de l'album A mains nues (Les Arènes, 2020, dessin de Clément Oubrerie).

"La liberté de la littérature, avec la force des images"

Le roman graphique Paroles d'honneur est une adaptation de Sexe et Mensonges : La Vie sexuelle au Maroc (Les Arènes), de Leila Slimani, qui témoigne de la condition sexuelle féminine au Maroc. "C'est un essai qui a eu beaucoup de succès au Maroc, et je voulais le rendre plus accessible aux jeunes, et aussi contextualiser, donner à voir à quoi ressemble Casablanca, avec ses grands immeubles modernes juxtaposés à une medina populeuse, où femmes voilées, hommes barbus, et jeunes femmes en mini-jupes au terrasses des cafés cohabitent", confie Leila Slimani.

J'avais besoin de la force des images pour montrer cette réalité complexe du Maroc de manière pas trop manichéenne

Leila Slimani

Festival Effractions

"Le Maroc et plus généralement les pays de culture musulmane ont un rapport complexe à l'image. On ne représente pas le prophète, et les gens sont très réticents à être photographiés, ou filmés. Il y a toujours cette idée qu'on vous vole quelque chose en vous photographiant. Il faut savoir que jusque dans les années 70, il n'y avait pas de photographie sur les papiers d'identité des femmes, c'était considéré comme très impudique", explique Leila Slimani.

Couverture de Paroles d'honneur, de Leila Slimani et Laetitia Coryn (Les Arènes)

"Avec la bande dessinée, on a pu proposer aux femmes qui témoignent d'inventer des visages, de changer un détail, la coiffure, d'un vêtement, pour celles qui ne souhaitaient pas qu'on les reconnaisse. Avec la bande dessinée, on n'a pas les contraintes du cinéma. On a la liberté de la littérature, avec en plus la force de l'image", insiste la romancière.

La BD documentaire : un marché à part entière

"C'est parfois très complexe de rendre le savoir accessible, et de le dessiner", ajoute David Vandermeulen, qui a co-écrit le scénario de l'adaptation en bande dessinée de l'ouvrage Sapiens, une brève histoire de l'humanité, de l’historien israélien Yuval Norah Harari (Albin Michel 2015). L'adaptation en BD de ce best-seller mondial est parue simultanément dans plusieurs pays du monde.

"Sapiens - tome 1" (BD), de Yuval Noah Harari et Daniel Casanave et David Vandermeulen (EDITIONS ALBIN MICHEL)

"Adapter ce livre qui raconte 70 millions d'années d'histoire, déjà, c'est complexe. Surtout quand pour la période racontée, on n'a pas de doc !", confie David Vandermeulen. "Et en plus il a fallu réfléchir à une représentation, à des images compréhensibles pour des lecteurs très différents, en France, en Chine ou en Scandinavie. Je n'aurais jamais cru que l'écriture d'un scénario puisse prendre autant de temps", confie le scénariste. 

"Yuval Norah Harari s'est énormément investi dans l'écriture du scénario, pour que nous réussissions à transposer son propos dans le langage de la bande dessinée sans le dénaturer", ajoute David Vandermeulen.

"La BD de documentaire ou de reportage existe depuis longtemps", remarque David Vandermeulen, "mais depuis 2016 elle a explosé. Toutes les grandes maisons d'édition se sont lancées et c'est devenu un marché à part entière". La bande dessinée, ajoute Pierre Coutelle, permet un "accès différent au savoir, avec une  lecture intuitive, qui permet d'incarner une forme de savoir humain. C'est du savoir en images, qui peut aider à comprendre des choses que l'on n'avait pas comprises en lisant d'autres formes de livres, comme des essais", ajoute-t-il. 

La bande dessinée rend visible et intègre la dimension du temps

Pierre Coutelle

Festival Effractions

"Mais pour que cela soit intéressant, il faut qu'il y ait transposition, que la bande dessinée ajoute quelque chose de différent par rapport au matériau d'origine", estime-t-il, ajoutant que cette année la librairie Mollat a décidé d'ajouter une catégorie BD à son Prix du Livre du Réel.

"Le réel est une matière, une glaise à travailler"

Pour écrire le scénario d'À mains nues qui raconte la vie de Suzanne Noël, féministe engagée pour le droit de vote des femmes et pionnière de la chirurgie réparatrice, Leila Slimani confie avoir été contrainte de faire l'effort de s'adapter à la narration en bande dessinée. "Contrairement au travail sur Paroles d'honneur, où il s'agissait d'adapter un texte existant, là, il m'a fallu penser en images" explique la romancière.  

Suzanne Noël était une femme stupéfiante, et je suis jalouse de ne pas l'avoir inventée

Leila Slimani

Festival Effractions

"La réalité dépasse la fiction et je me suis dit qu'il fallait faire connaître cette vie incroyable, mais plutôt que de travailler sur une biographie j'ai travaillé sur son regard, sur sa manière à elle de voir le monde et son époque". 

Couverture de "A mains nues", de Leila Slimani et Clément Oubrerie, 2020 (Editons Les Arènes)

"Ce que je préfère, c'est la fiction. Le réel n'existe pas. Qu'est-ce qui me dit que vous existez ? Je vais vous demander de me raconter un souvenir d'enfance, est-ce que pour autant ce que vous allez me raconter est réel ? Tout est fiction. Dès qu'il y a récit, il y a fiction. Pour moi, le réel est une matière, une glaise à travailler", confie l'auteure du Pays des autres (Gallimard, 2020), roman inspiré par la vie de sa famille au Maroc.

A l'issue de la rencontre, la romancière se dit ravie d'avoir participé : "c'est une occasion de rencontrer et d'échanger. Dans ce moment difficile, où l'on est contraint de vivre replié sur soi, à entendre toute la journée des informations en boucle, cela m'a fait du bien. J'ai appris plein de choses et je vais me précipiter chez mon libraire", s'enthousiasme la romancière. "J'espère que ce sera le cas pour ceux qui assisteront à la rencontre en ligne", conclut-elle.

>> Table ronde "Bande dessinée et documentaire : le réel en images" (vendredi 26 février 2021 à 18h00)
Festival  Effractions, du 26 février au 1er mars.
Accès gratuit, sur inscription, sur le site de la BPI 

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