"Une chance folle" d'Anne Godard : panser les blessures de l'enfance
La mère n'y est pas pourtant, puisque la scène se déroule derrière le paravent qui sépare le coin cuisine, mais "elle en aurait mis sa main à couper, puisqu'elle me connaissait comme si elle m'avait faite". Fautive donc la petite fille, à qui la mère consacre ensuite sa vie. Une vie de sacrifice. Il faut soigner la blessure, passer des heures à son chevet à l'hôpital, changer les pansements, suivre les opérations, accompagner aux cures… Magda grandit avec sa cicatrice, et se souvient de chaque rencontre, de chaque début où les yeux s'arrêtent et s'accrochent, les yeux glissent et se détournent, la bouche s'entrouvre pour poser la question ou se pince pour l'éviter."
La petite fille grandit en épousant le récit de sa mère. Aucun souvenir de la catastrophe, une mère pour la soigner, Magda n'a-t-elle pas une chance folle ? La fillette grandit avec sa cicatrice, et avec la culpabilité d'avoir gâché la vie de sa mère. "Ah ça, elle avait tant souffert ma mère, tout le monde me le disait, chaque fois qu'on m'interrogeait, dès les premières mots, dès qu'on m'avait fait dire l'âge que j'avais quand c'était arrivé, sans faillir, on me disait comme votre mère a dû souffrir".
Enfermée dans les mots de la mère
"Une chance folle" est le récit d'une éclosion. Il y a les blessures, il y a la souffrance physique et morale, il y a la cicatrice, autant de motifs d'empêchement de vivre une vie "normale" pour Magda. Mais il y a aussi et surtout un étouffement, une blessure profonde, une cicatrice invisible : Magda est littéralement enfermée dans les mots de sa mère, bouclée dans un récit familial qui lui échappe. Il est là, le vrai empêchement. Et il lui faudra évidemment en sortir pour s'envoler. Chasser les mots de sa mère. Attraper les siens propres. C'est le travail nécessaire que doit accomplir Magda pour se réapproprier sa vie.Avec "L'Inconsolable", (Éditions de Minuit, grand Prix RTL/ Lire en 2006), Anne Godard avait raconté le deuil impossible d'une mère. La mort dans l'enceinte de la famille fait une fois encore irruption dans "Une chance folle", d'abord en deuxième rideau, très vite ramenée au premier plan. La mort comme mal nécessaire à l'éclosion d'une nouvelle vie.
D'une écriture incisive, rythmée, à la première personne, Anne Godard tire les fils, déplie, replie, découd, recoud les épisodes de ce récit imposé par la mère, jusqu'à le dissoudre pour recomposer une histoire neuve.
"Une chance folle", d'Anne Godard
(Editions de Minuit – 142 pages – 14 €)
Extrait :
"Pour en finir enfin, il m'aura fallu partir. Pour pouvoir respirer, et que ma langue soit la mienne seulement, et non cette viande fibreuse que j'aurais remâchée sans jamais l'avaler. Ainsi n'est-ce pas trop de milliers de kilomètres et d'une autre langue, qui me protège de ma langue maternelle, non le français, mais ma mère, happant mes mots et me soufflant les siens, parlant en moi et me disant, à ma place, ainsi qu'elle l'a voulu, dans l'effusion de l'une à l'autre non d'un même sang, mais d'une même incapacité à parler pour soi, d'être toujours celle qui se met à la place de l'autre et, pour elle, parle, et par elle, existe, exclusivement.
"Une chance folle", Anne Godard (Minuit), page 13
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