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Rentrée littéraire - "Le courage qu'il faut aux rivières" : 5 questions à Emmanuelle Favier

Emmanuelle Favier publie "Le courage qu'il faut aux rivières" (Albin Michel), un premier roman qui raconte l'histoire d'une "vierge jurée", ces femmes albanaises qui pour diverses raisons décident un jour d'abandonner définitivement leur féminité pour vivre comme des hommes. Interview.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Emmanuelle Favier publie "Le courage qu'il faut aux rivières" (Albin Michel)
 (Laurence Houot / Culturebox)

Début juillet, nous retrouvons Emmanuelle Favier dans les locaux de sa maison d'édition Albin Michel, dans le 14e arrondissement de Paris. "Le courage qu'il faut aux rivières" est son premier roman. Cheveux blonds ramenés en un chignon d'où s'échappent quelques mèches, regard bleu transparent, une voix douce, encore un peu timide, c'est une première, elle se plie avec générosité au jeu de l'interview.

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Quel est le sujet de votre roman ?
Emmanuelle Favier : c'est compliqué. Il y a un sujet évident, qui est celui des vierges jurées d'Albanie. Et il y a un sujet plus profond, plus latent : l'identité. Comment on construit sa propre identité à partir de ce qui nous est imposé. C'est le sujet qui a émergé. On ne sait pas toujours pourquoi on écrit, ce qui a donné l'impulsion, et cela apparaît après le travail d'écriture.

Pourquoi ce sujet m'intéresse : je suis née dans un milieu plutôt favorisé, j'ai eu la chance de faire des études, de vivre dans une société sans oppression, pour résumer je suis une privilégiée. Et donc cela m'intéressait à partir d'une société très contrainte, pas en miroir inversé mais plutôt par un système d'écho, de voir ce que cela réveille ici, à notre époque et de constater que l'on a tous nos contraintes, mais qu'elles sont plus ou moins visibles.

À cette quête d'identité, incarnée dans le roman par une marche à travers le pays, s'ajoute toute une ramification d'autres sujets comme le genre, le désir, comment inventer son propre désir sans rester enfermé dans des catégories.

Le roman s'articule autour de trois personnages, chacun étant une variation de cette idée de prendre en main son destin et de dire "Je décide ce que je suis", quitter ses origines, faire une grande boucle pour revenir vers soi-même. Paul Ricoeur dit qu'il faut passer par les autres cultures pour comprendre la sienne, c'est même le propre de l'anthropologie.
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Comment est né le livre ?
Je suis tombée sur une photo dans une exposition sur le genre, au MuCem à Marseille. Cette photo m'a happée. Les"vierges jurées", c'est un sujet très étrange. Il existe d'autres coutumes du même genre dans le monde, pas exactement identiques, mais approchant. Les petites filles que l'on habille en garçons en Afghanistan pour aider à travailler, jusqu'à la puberté. Mais cette tradition des vierges jurées d'abord c'est en Europe, là tout près de chez nous et puis c'est un choix assumé, adulte, et ce sont des gens qui sont complètement intégrés à la société. Et ce ne sont pas du tout des marginaux. Ils sont complètement intégrés à la société, et très respectés. La communauté respecte leur sacrifice, au bénéfice de la famille, ou dans leur propre intérêt. Leur sacrifice est reconnu aussi parce que les hommes sont plus valorisés que les femmes. Finalement c'est un système qui arrange tout le monde.
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Comment avez-vous travaillé sur "Le courage qu'il faut aux rivières"?
Attendez j'essaie de me souvenir... Cela commence à être loin. C'est un travail qui s'est étalé sur deux, trois ans. J'ai commencé par me documenter sur internet sur les vierges jurées. Le phénomène est concentré au nord de l'Albanie, à la frontière avec le Kosovo et le Monténégro. C'est une coutume albanaise, qui continue à se pratiquer. Cela concerne beaucoup de femmes très jeunes, qui se plient à cette tradition tout simplement parce que c'est plus facile d'être un homme. Certaines deviennent des hommes à l'adolescence, d'autres dans l'enfance, d'autres à l'âge adulte. On voit tous les cas de figure.

Sur la méthode, j'ai construit le livre à partir de cette matière. J'ai d'abord écrit une nouvelle, centrée sur le personnage de Manushe, la vierge jurée, que j'ai fait lire à une amie. Elle m'a dit : il faut en faire un roman. J'ai donc développé le personnage d'Adrian et j'ai approfondi mes recherches, sur internet, en bibliothèque.

Avec Internet il est devenu très facile de communiquer avec les chercheurs du monde entier. J'en ai donc contacté pas mal, et ils m'ont tous répondu. J'ai été en contact avec des chercheurs du monde entier, notamment français, albanais ou américains. J'ai notamment rencontré à Shkodra une chercheuse américaine qui a interviewé des vierges jurées. Mais mon approche est différente, c'est une approche littéraire. Pour certains passages, je ne disposais d'aucune documentation. La cérémonie du serment, par exemple, je n'avais rien. Et finalement c'est le travail le plus jubilatoire, quand on part du réel pour tisser avec l'imagination et trouver où placer le curseur de l'obéissance au réel. Je me rends compte que c'est l'endroit où je prends le plus de plaisir. Je pense, je me fixe une éthique instinctive, en trouvant le moment, la limite à partir de laquelle je m'autorise à inventer, tout en respectant mon sujet.

Je me suis évidemment posé la question du voyage en Albanie. Et j'y suis allée. J'ai fait ce voyage, qui s'est révélé à la fois très étrange et très familier. Un voyage qui obéissait à mon imagination. S'est ensuite posée la question de rencontrer ces femmes. J'avais décidé de le faire et puis pour tout un tas de raisons cela n'a pas été possible. Et finalement je crois que ce n'est pas plus mal. Je crois que si j'avais rencontré ces femmes cela m'aurait mis au mauvais endroit justement par rapport à cette éthique instinctive. C'est un sujet très délicat là-bas, la sexualité, l'ambiguïté des genres. Par exemple, l'homosexualité n'est plus punie par la loi seulement depuis dix ans. Mais les Albanais qui ont lu le livre ont très bien réagi.

Ensuite, sur l'écriture, il y une grande part d'instinct. Il s'agit pour moi de saisir la sensation, l'image, l'éclat du réel. C'est mon premier roman, et il y a eu un gros travail de ciselage, de nettoyage. J'apprends. Maintenant j'essaie d'attraper la pierre brute, d'aller directement au filon, et de saisir tout de suite cet "éclat du réel".
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"Le courage qu'il faut aux rivières", pourquoi ce titre, comment l'avez-vous choisi ?
C'est un peu compliqué l'histoire du titre. Pendant toute la phase de travail, le roman s'est appelé "Le serment". "Le courage qu'il faut au rivières" est un titre qui renvoie au sujet profond du livre, à cette quête et au courage qu'il faut parfois pour suivre son chemin. La rivière suit son lit mais il lui faut parfois traverser des montagnes. Il y a aussi quelque chose de l'obstination de l'artiste. J'aime beaucoup mon titre. Il parle bien du courage qu'il faut parfois pour faire ce chemin vers soi-même.
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Le pitch pour donner envie de lire "Le courage qu'il faut aux rivières" ?
Cela peut paraître prétentieux, mais pour moi la littérature doit aider à vivre. Donc si mon livre peut accompagner le lecteur sur un petit bout de chemin pour aller vers lui-même, alors je serai très heureuse. D'ailleurs les premiers retours que j'ai eus dans ce sens-là sont ceux qui m'ont fait le plus plaisir. Je dirais ensuite que c'est un sujet passionnant. Je me suis passionnée pour l'histoire de ces femmes et j'ai découvert un monde et une culture incroyables. Et puis enfin je dirais qu'il est difficile de ne pas tomber amoureux d'Adrian. D'ailleurs après avoir fini d'écrire le livre, il m'a beaucoup manqué…

 
"Le courage qu'il faut aux rivières", d'Emmanuelle Favier
(Albin Michel - 216 pages - 17 €)
 
Lecture : Emmanuelle Favier lit un extrait de "Le courage qu'il faut aux rivières" (Albin Michel)

Emmanuelle Favier - Bio

Emmanuelle Favier, auteure de "Le courage qu'il faut aux rivières" (Albin Michel)
 (Astrid di Crollalanza)

Emmanuelle Favier est née en 1980. Elle a publié trois livres de poèmes ("À chaque pas, une odeur", Librairie-Galerie-Racine, 2001 ; "Dans l’éclat des feuilles vives", éditions de la Musaraigne, 2005 ; "Le Point au soleil", Rhubarbe, 2012). Elle est également l’auteure d’un recueil de nouvelles ("Confession des genres", éditions Luce Wilquin, 2012) et d’une nouvelle en plaquette ("Une lettre", éditions Rhubarbe, 2014). Elle a aussi écrit des pièces de théâtre. "Abeille 14", coécrite avec Anne Pépin, et "Laissons les cicatrices", qui a reçu le premier prix du concours d’écriture dramatique de la Manufacture des Abbesses en 2013. Parallèlement à son métier de correctrice chez Mediapart, elle se consacre aujourd’hui à l’écriture et travaille actuellement sur une biographie subjective de Virginia Woolf. "Le courage qu’il faut aux rivières" (Albin Michel), est son premier roman.

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