"Un loup pour l'homme", un beau roman de Brigitte Giraud sur la vie d'un appelé en pleine guerre d'Algérie
Dans la floraison de romans sur la guerre d'Algérie, cette histoire là a été peu écrite. Celle des femmes et compagnes de jeunes Français appelés à la conscription, pendant la guerre d'Algérie, et laissées seules, parfois enceintes. Des mères ou futures mères abandonnées, puisqu'ainsi en a décidé l'Etat français. Dans un livre dédié à ses parents, à l'évidente dimension biographique (l'auteure est née à Siddi Bel Abbès en 1961), Brigitte Giraud nous raconte l'idylle d'un couple de jeunes Français ordinaires. En ce printemps 1960, ils ont vingt ans et ils s'aiment, mais Antoine est appelé sous les drapeaux. Et Lila ne sait que faire, avec "un bébé prévu pour l'automne et un mari bientôt confisqué" dans une guerre qui n'avoue pas son nom.
Lui n'a pas davantage envie de mourir pour cette Algérie dont il ignore tout. Pour éviter la première ligne des combats, il rejoint le corps des infirmiers. Il ignore encore ce qu'inflige le métier de soignant, les plaies des blessés et les mutilations des cadavres à ramener sanguinolents du champ de bataille. Il ignore qu'il va nouer amitié avec Oscar, l'amputé d'une jambe qui refuse désormais de parler et va le marquer à jamais. Il ignore aussi que Lila, sur un coup de tête, va s'installer près de lui en Algérie pour y accoucher.
"Ils ne se rendent pas compte que la baie d'Alger est l'un des sites les plus beaux du monde"
Dans ce récit fluide et à fleur de peau coule la vie quotidienne des appelés. Un mélange de détails ordinaires et précieux, cocktail détonant entre la nostalgie de la métropole, la découverte de sensations inconnues, et les atrocités de la guerre. Comment se mélangent, dans le cerveau des jeunes soldats, la splendeur de la baie d'Alger, découverte à l'arrivée, le plaisir de la cigarette fumée le soir, dans la douceur de l'air, et les horreurs qui se multiplient, changeant des hommes ordinaires en tortionnaires ? Comment cacher encore que "la pacification" est un mot menteur désignant les exécutions, les exactions, et la béance entre les pieds-noirs et une population algérienne reléguée au second plan ? Comment dissimuler que l'homme est un "loup pour l'homme" ? (Et pourtant, ce titre est un piège, dont on ne découvrel la signification, éloignée du cliché apparent, qu'en lisant le livre).Ce beau roman apporte une pièce qui fait défaut, celle de la mémoire des conscrits père de famille, et des femmes d'appelés. Avec son écriture singulière, imagée et sans emphase, Brigitte Giraud nous rend sensibles ses vies précieuses et menacées. Dans un bel entretien à Rue 89, elle raconte être "devenue écrivain pour écrire ce livre", son neuvième pourtant. Elle a voulu, dit-elle, encore, "ouvrir la boîte noire de ce qui s'était passé pendant la guerre d'Algérie. Deux à trois générations plus tard, il est plus que temps, en effet, de raconter "cette guerre qui n'a pas eu lieu". Et de déterrer enfin et sans fin les secrets de ces garçons de vingt ans, à qui on a volé leur jeunesse et parfois leur vie, comme ici fait magistralement.
Un loup pour l'homme, de Brigitte Giraud
(Flammarion, 260 pages, 19 euros)
Extrait : "Des camions les attendent, dont le moteur tourne déjà. Ils ne se rendent pas compte que la baie d'Alger est l'un des sites les plus beaux du monde, eux qui n'ont pas encore voyagé. Ils se fichent de la splendeur de ces lieux qui vont peut-être les avaler, ils se contentent d'être éblouis par le soleil de midi, ils voudraient dormir et manger. Et savoir pourquoi ils sont là".
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