"Le sermon sur la chute de Rome", roman exigeant et écrasant de Jérôme Ferrari
Deux amis reprennent un bar dans le petit village corse de leur enfance. L'ambition des deux jeunes hommes, Matthieu et Libero, est de transformer ce bar à la dérive en "meilleur des mondes possibles", selon les enseignements de Leibnitz, tirés de leurs études de philosophie avortées à Paris. L'entreprise démarre bien, apportant aux deux amis, mais aussi à tout le village, un bonheur nouveau et inattendu. De courte durée, le bonheur. Car, "ce que l'homme fait, l'homme le détruit". D'où le basculement : tout ce qui faisait de ce petit monde le meilleur des mondes possibles devient un enfer, laissant se déployer les pires penchants de l'âme humaine et les désastres qui en résultent.
La fin des mondes
Au-delà de l'histoire de ces deux personnages, le récit nous trimballe à travers le XXème siècle, avec l'histoire tremblante de Marcel, le grand-père malheureux, dont la vie a pris racine dans un monde déjà mort, rendant impossible le moindre fleurissement, car "pour qu'un monde nouveau surgisse, il faut d'abord que meurt un monde ancien. (…) et l'intervalle qui les sépare peut être infiniment court ou au contraire si long que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines d'années à vivre dans la désolation pour découvrir immanquablement qu'ils en sont incapables et qu'au bout du compte ils n'ont pas vécu".
Et "comme témoignage des origines - comme témoignage de la fin, il y aurait cette photo, prise pendant l'été 1918, que Marcel Antonetti s'est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l'énigme de l'absence."
La philosophie au comptoir
Deux options. Ou on lit "Le sermon sur la chute de Rome" au premier degré, et c'est parfaitement déprimant. Car quel que soit le personnage ou chemin qu'il choisi, ça finit toujours mal, les femmes (la plupart) ont le regard vide et les hommes se battent contre eux-mêmes. Soit on le lit en méditant à la question philosophique qu'il nous pose. De là en surgit une autre (question) : celle de savoir si on peut incarner une question philosophique dans un roman et dans les pérégrinations de ses personnages. Car ce sont bien des personnages en chair et en os et pas des figures abstraites, que Ferrari s'attache à nous décrire : ils boivent (pas mal), jurent (beaucoup), s'aiment (un peu) et même se tuent.
Saint Augustin avait-il raison ?
Ferrari nous parle de l'effondrement inéluctable des mondes (et notamment des Empires coloniaux), écho moderne au sermon prononcé par Saint Augustin en 411 dans la cathédrale d'Hippone, un an après la chute de Rome : "Depuis quand crois-tu que les hommes ont le pouvoir de bâtir des choses éternelles? L'homme bâtit sur du sable. Si tu veux étreindre ce qu'il a bâti, tu n'étreins que le vent. Tes mains sont vides et ton cœur affligé. Et si tu aimes le monde, tu périras avec lui." Ce que défend Saint Augustin, c'est l'idée que l'effondrement de ces Empires n'est rien, "c'est comme s'il ne s'était rien passé. La course des astres n'est pas troublée, le nuit succède à la nuit, à chaque instant, le présent surgit du néant, et retourne au néant ".
Le chrétien doit se tourner vers Dieu "Ne versez pas de larmes sur les palais et les théâtres détruits. Ce n'est pas digne de votre foi." N'empêche, "cette hypothèse intolérable brûle l'âme d'Augustin" et au seuil de la mort, "alors qu'il s'efforce de se tourner vers le seigneur, il revoit seulement l'étrange sourire mouillé de larmes que lui a jadis offert la candeur d'une jeune femme inconnue …". Conclusion assise sur une question en suspend, laissant au lecteur la joie de méditer…
La littérature au service des idées
L'écriture de Ferrari est savante, langue inscrite dans le droit fil d'une tradition française littéraire écrite, qui donne une réalité formelle au monde disparu qu'il décrit. D'autres pages explorent un langage parlé, cru, frôlant volontairement la vulgarité, expression d'un monde en décadence. D'autres pages sont ailleurs, dans une poésie qui n'appartient qu'à lui.
Mettre la philosophie au cœur de la littérature (et par là-même de la vie) est une belle ambition. Dans ce monde où le sens à souvent déserté les livres, on sort de la lecture du "sermon sur la chute de Rome" éreinté mais tenaillé par l'envie de poursuivre la réflexion.
Jérôme Ferrari a reçu le prix France Télévisions pour son précédent roman, "Où j'ai l'aissé mon âme", et il est en bonne place dans la liste des Goncourables 2012.
Ecouter / INTERVIEW : Jérôme Ferrari donne les clés du "Sermon"
Le sermon sur la chute de Rome
Jérôme Ferrari
Actes Sud
208 pages / 19 €
[ EXTRAIT ]
"Mais les montagnes dissimulent le grand large et se dressent de toute leur masse contre Marcel et ses rêves inlassables. Depuis la cour de l'école primaire supérieure de Sartène, il ne distingue que la pointe du golfe qui s'enfonce dans les terres et la mer ressemble à un grand lac, paisible et dérisoire. Il n'a pas besoin de voir la mer pour rêver, les rêves de Marcel ne se nourrissent ni de contemplation ni de métaphore mais de combat, un combat incessant mené contre l'inertie des choses qui se ressemblent toutes, comme si, sous l'apparente diversité des leurs formes, elles étaient faites de la même substance lourde, visqueuse et malléable, même l'eau des fleuves est trouble et, sur les rivages déserts, le clapotis des vagues exhale un écœurant parfum de marais, il faut lutter pour ne pas devenir inerte soi-même et se laisser lentement engloutir comme par des sables mouvants, et Marcel mène encore un combat incessant contre les forces déchaînées de son propre corps, contre le démon qui s'acharne à le clouer au lit, la bouche pleine d'aphtes, la langue rongée par le flux des sucs acides, comme si une vrille avait creusé dans sa poitrine et dans son ventre un puits de chair à vif, il lutte contre le désespoir d'être sans cesse cloué au fond d'un lit humide de sueur et de sang, contre le temps perdu, il lutte contre le regard las de sa mère, contre le silence résigné de son père en attendant d'avoir regagné, en même temps que ses forces, le droit d'être là, dans la cour de l'école primaire supérieure de Sartène, la vue bouchée par la barricade des montagnes."
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