"Comme un seul homme", 1e roman de l'Américain Daniel Magariel : deux ados dans le huis-clos d'une violence familiale
Ils quittent le Kansas, et partent tous les trois "comme un seul homme" s'installer à Albuquerque, au Nouveau Mexique. Nouveau collège pour le cadet, nouveau lycée pour l'aîné, nouveau club de basket, nouvel appartement. Une nouvelle vie commence. Les deux garçons ont confiance. Ils sont avec leur père.
Premier incident. Parce que son bus scolaire n'a pas fait halte au bon endroit, le garçon arrive en retard au collège. Le père sermonne son fils. "Je ne veux plus que le collège m'appelle", prévient-il. Deuxième incident. Le garçon s'est battu au collège. Le père passe de l'avertissement à la ceinture, avec la boucle. Le garçon perd un ongle. C'est la première fois que le père frappe un de ses enfants. Une brutalité jusque-là réservée à leur mère. "La différence était qu'elle le méritait", songe le garçon. Il est toujours du côté du père, avec son frère. "Comme un seul homme".
Le piège
Le père fume de plus en plus de ses cigares bon marché, qu'il mâchonne "jusqu'à les fendiller". Son regard se perd aussi, de plus en plus souvent. Il s'enferme dans sa chambre. De plus en plus souvent aussi. Une chambre dont il a formellement interdit l'accès à ses enfants "Pour mon père, la garantie de l'intimité était synonyme de respect". Une consigne un peu mystérieuse, qui prend tout son sens le jour où le garçon "enfreint la règle d'or", entre dans la chambre du père croyant qu'il est absent. "Il avait une pipe en métal à la main, et juste derrière lui, sur la table de nuit, un plateau avec de la poudre blanche, une boîte de bicarbonate de soude, un briquet, une cuiller."Le piège se referme lentement autour des deux garçons, livrés sans pare feu à cette paranoïa de leur père, manipulateur, qui passe de l'extrême violence à la douceur en un claquement de doigt, use et abuse du chantage affectif, et peut disparaître des semaines sans donner de nouvelles, abandonnant ses enfants à eux-mêmes, sans ressources. Démunis, les deux garçons assistent à la lente dérive de leur père, qui passe à leurs yeux d'icône à ennemi public numéro 1. À la merci de ce père toxique, abandonnés par leur mère démissionnaire, il ne leur reste plus que la fraternité pour essayer de sortir de ce huis-clos mortifère. Ils vont dès lors devoir déployer toutes leurs réserves d'ingéniosité et de force pour survivre.
Comme un cauchemar
Daniel Magariel déploie "Comme un seul homme" à la manière des cauchemars : des sauts dans le temps, qui se traduisent par des ellipses dans le texte, des coups de flashs sur les événements, la tension qui monte, des bulles d'air, et le piège qui se referme, l'horreur qui s'installe, la victime qui se fige.En deux cent pages, d'une écriture serrée -l'histoire racontée à la première personne- Daniel Magariel projette littéralement le lecteur dans la tête du garçon de 12 ans. La loyauté, la culpabilité, la peur, l'espérance, la douleur. On mesure en direct et en frissonnant l'ampleur des dégâts occasionnés par la folie des parents, et l'amour, inconditionnel, déchirant, qui pousse les enfants à absorber cette violence, à adhérer à la folie, à rester sous emprise jusqu'à l'extrême limite. Après, il n'y a plus que la mort.
Originaire du Kansas, Daniel Magariel a confié avoir puisé dans ses propres souvenirs d'enfance avec un père toxicomane, pour écrire cette histoire, qui laisse le lecteur pantelant, comme à la sortie d'un cauchemar. Diplômé de Columbia, et de Syracuse, où il fut l'élève de George Saunders, lauréat du prix Pulitzer en 2017, Daniel Magariel démarre sa carrière d'écrivain avec un premier roman remarquable, sacré meilleur livre de l'année par les critiques littéraires du New York Times.
"Comme un seul homme", Daniel Magariel, traduit de l'anglais par Nicolas Richard
(Fayard – 188 pages – 19 euros)
Extrait :
– Comment allons-nous le punir ?
"Comme un seul homme", Daniel Magariel, page 114 (Fayard)
Sa question devenait concrète, dans le silence.
– Qu’est-ce que tu en penses ? j’ai demandé.
Il m’a soudain hurlé à la figure :
– Pourquoi n’es-tu pas aussi en colère que moi ? Qu’est-ce qui déconne chez toi ? C’est elle qu’il a choisi plutôt que nous. Toi aussi tu veux aller habiter avec elle ? C’est ça ? Tu es un sale traître, toi aussi ?
J’ai essuyé ses postillons sur mon visage. Mes joues sont devenues rouges, comme toujours, juste avant que je me mette à pleurer. Il me demandait de choisir entre mon père et mon frère. J’avais besoin qu’il recule de quelques pas. J’avais besoin d’espace pour réfléchir. J’ai sorti mes jambes du lit pour poser les pieds au sol, j’ai baissé la tête, fait semblant de réfléchir à sa question.
Mon père s’était effondré à genoux. Il a agrippé mes mollets nus.
– Ne me laisse pas tomber, fils a-t-il dit. Ne me laisse pas tomber, a-t-il répété en me relevant le menton. Comment allons-nous punir ton frère ?
Les larmes sont venues.
Quelques unes seulement, que j’ai essuyées.
– Le priver de sortie, j’ai dit.
– Quoi d’autre ?
– Une fessée.
– Il faut quelque chose de plus grandiose.
– On pourrait le menacer de le renvoyer là-bas.
– Et s’il envie d’y retourner ?
– Bah, qu’il y retourne, ai-je dit, trouvant dans cette réponse un moyen de protéger aussi mon frère. On n'a pas besoin de lui, ai-je menti.
– Au Moyen Âge, ton frère aurait été traîné et écartelé. Tu sais ce que ça veut dire ? Le roi aurait attaché ses membres à des chevaux et il aurait été démembré. Il faut qu'on trouve quelque chose qu’il n’oubliera jamais.
Il me dévisageait, attendait que je réponde. J’avais peur de ce qui allait se passer si je ne lui donnais pas ce qu’il voulait mais aussi de ce qui se passerait si je le lui donnais.
– On pourrait le surprendre quand il rentrera à la maison.
– PourraiT ?
– Le surprendre, j’ai dit.
– Détails.
– On se cache derrière la porte.
– Continue.
– On l’attaque quand il passe la porte.
Il a attendu que j’en dise plus.
– On le ligote avec une corde.
– Bien a-t-il dit quoi d’autre ?
– Ensuite on menace de le renvoyer là-bas.
Je l’ai vu s’abîmer dans ses pensées, songer à la mise en scène, envisager l’exécution du plan. Pendant tout ce temps il n’a pas arrêté de me dire qu’il m'aimait, que j’étais la seule personne au monde en qu’il avait confiance. Je m’en étais bien tiré, ai-je songé, et peut-être que mon frère aussi. Mais c’est alors que le visage de mon père est devenu cruel :
– La trahison, c’est la peine capitale, a-t-il décrété. Quoi d’autre ?
– On le menace avec un couteau ?
Il m’a demandé si c’était une question.
– On le menace avec un couteau, j’ai dit.
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