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Lointain souvenir de la peau : le corps confisqué

Avec "Lointain souvenir de la peau", Russell Banks ausculte la société américaine, puritaine et paranoïaque, et l'âme humaine. Bouleversant.
Article rédigé par franceinfo - Laurence Houot-Remy
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
Lointain souvenir de la peau, du romancier américain Russell Banks
 (Mahiette Florent / SIPA )

Les personnages : Le Kid, un jeune homme de 20 ans en liberté conditionnelle. Condamné pour délinquance sexuelle. Un professeur d'université obèse et supérieurement intelligent. Sociologue. Qui étudie la population des sans-abris, et notamment ceux qui sont délinquants sexuels, étude qui le fera rencontrer le premier.

L'histoire : Le Kid vit sous un viaduc. Colonie de délinquants sexuels interdits de séjour dans la cité: ils n'ont pas le droit d'habiter à moins de 760 mètres d'une école ou d'une crèche, ou de n'importe quel autre endroit fréquenté par des enfants. Ils ont à la cheville un bracelet électronique. Sont fichés sur internet. Et n'ont d'autre choix que de vivre dans des lieux à l'écart du monde. Le professeur vit dans une banlieue bourgeoise de la ville. Avec femme et enfants. Enseigne. Recherche. Etudie. Voilà pour les apparences.

Mais Russell Banks s'attache à montrer ce qui se cache derrière les évidences et à percer la vérité des êtres au-delà d'une fiche, d'un profil ou d'un statut social. Le bon gros professeur est-t-il vraiment ce qu'il dit être? Le Kid est il réellement un délinquant sexuel dangereux, dont la société doit se protéger?

Le Kid paumé dans une Amérique puritaine : Le Kid traverse l'adolescence, temps du corps transformé et de la montée des désirs. Enfermé dans sa solitude, il devient accroc à la pornographie, son désir transformé en addiction. Russell Banks décrit un Kid quasi "normal". Troublé par  le regard d'une actrice porno. Parce qu'il la trouve "différente". Exactement comme n'importe quel adolescent qui s'amourache de sa voisine. Sauf que lui n'a ni voisine ni amis, ni père.

Il est déconnecté du monde réel, qui ne lui offre rien. Son monde affectif se limite à une mère défaillante et à l'attachement d'Iggy, un iguane qui partage sa chambre depuis sa petite enfance. Il s'adonne aux plaisirs solitaires devant un écran pour tuer l'ennui. Pour se sentir vivant. Jusqu'au jour où il se met à échanger avec une vraie fille. Des échanges qui le conduisent dans un piège tendu par la police pour serrer les délinquants sexuels. Arrêté, condamné, sa "déliquance" sexuelle s'arrête avant même d'avoir commencé.

Le seul ami du Kid, Iggy, un iguane
 (DR)

Le Kid en ressent une honte infinie. Il est au centre du paradoxe d'une société qui multiplie les interdits en même temps qu'elle propose pléthore de sexe et de pornographie, facile d'accès. Une société qui à force de poser des balises partout, finit par brouiller, embrouiller, noyer les repères et envoyer des signaux contradictoires. Une société malade, dans laquelle "si nous n'identifions pas les changements, qui dans notre civilisation, attaquent nos systèmes immunitaires sociaux et éthiques -systèmes auquels nous nous référons d'habitude en parlant de tabous- il ne faudra pas longtemps avant que nous succombions tous".

Culpabilité sans rédemption : le Kid vit dans un monde numérisé, en deux dimensions, où la "peau n'est qu'un lointain souvenir". il ne croise personne à qui parler. Qui pourrait l'écouter, l'entendre, le rassurer. La société l'a barricadé dans une prison à vie, où aucun rachat n'est possible. Abandonné à sa honte. La rencontre avec le Professeur laisse espérer que le Kid retrouvera le chemin des hommes. Mais le Kid n'a pas de chance : "Chaque fois que j'ai cru quelqu'un ou quelque chose, ma vie a été complètement foutue en l'air". La rencontre avec le professeur ajoute à la confusion. Dans cette étrange relation, le Kid "commence à avoir vaguement l'impression d'être un rat de laboratoire". Et L'entreprise théorique du Professeur, de vouloir sauver le Kid (et à travers lui l'humanité perdue), est un échec.

Roman monumental et oppressant : Russell Banks nous entraîne dans un dédale de faux-semblants, de vies cassées, où chacun cache des petits secrets. Au début du livre, il y a d'un côté le monde des parias, ceux du dessous du viaduc, les âmes perdues, les malfaisants dont la bonne société bien pensante et non déviante doit se protéger, et de l'autre le monde des nantis. Mais au fil des pages, la frontière entre ces deux mondes se lézarde.

Le livre, magistralement construit, donne un sentiment d'étouffement. Chaque fois qu'une porte s'ouvre, elle se referme violemment. Il faut attendre la page 380 pour qu'enfin Le Kid croise sur sa route des êtres humains qui le regardent tel qu'il est. Sans le juger. Comme aurait dû le regarder sa  mère, avec bienveillance. Il en ressent un soulagement que l'on reçoit comme une grande bouffée d'oxygène. Ca ne l'empêchera pas de retourner à la case départ, avec ses tristes congégères, parce qu'''on ne s'échappe pas de sous le Viaduc". La grande différence, c'est que cette fois, il aura choisi d'y aller. D'y purger la peine jusqu'au bout, cheville ligotée. Seule manière d'imaginer une autre vie pour plus tard.

Russell Banks est un grand écrivain-explorateur d'une Amérique en marge. Dans la lignée de Steinbeck, ou de Faulkner, il dessine les armatures fissurées d'une société complexe, à travers le destin d'anonymes.

Lointain souvenir de la peau
Russell Banks, traduit de l'américain par Pierre Furlan
Acte Sud, 448 pages, 24,20 €

A lire aussi (réédition) : Le livre de la Jamaïque
Russell Banks, traduit de l'américain par Pierre Furlan
Babel
, 448 pages, 10,20 €
 

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