L'écrivain albanais Ismaïl Kadaré, chantre de la liberté sous la dictature communiste d'Enver Hoxha, est mort à 88 ans

Il était le "plus grand monument de la culture albanaise", a salué le Premier ministre de son pays, Edi Rama. Ismaïl Kadaré était l'auteur d'une œuvre gigantesque qu'il avait bâtie sous un régime qui fut l'un des plus violents du XXe siècle.
Article rédigé par franceinfo Culture avec AFP
France Télévisions - Rédaction Culture
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L'écrivain Ismaïl Kadaré, le 14 octobre 2023 à Tirana, en Albanie. (ADNAN BECI / AFP)

Ismaïl Kadaré, 88 ans, qui avait construit une œuvre monumentale sous la tyrannie communiste d'Enver Hoxha en Albanie, s'est éteint lundi 1er juillet au matin, ont annoncé son éditeur et l'hôpital à l'AFP. L'écrivain a succombé à une crise cardiaque, a précisé l'hôpital de Tirana. Il y est arrivé "sans signe de vie", les médecins lui ont fait un massage cardiaque, mais il "est mort vers 06H40 GMT" (8H40 locales), a précisé l'hôpital.

Ethnographe sarcastique, romancier alternant grotesque et épique, Ismaïl Kadaré a exploré les mythes et l'histoire de son pays, pour disséquer les mécanismes d'un mal universel, le totalitarisme.

"La littérature m'a donné le courage de résister"

Ismaïl Kadaré était parvenu à écrire en usant des lettres comme d'un outil de liberté sous la dictature d'Hoxha, l'une des plus violentes du XXe siècle. Traduit en plus de 40 langues, il était considéré comme l'un des plus grands écrivains européens de son temps.


"L'enfer communiste, comme tout autre enfer, est étouffant", avait déclaré à l'AFP l'écrivain dans une de ses dernières interviews, en octobre 2023. Ceci, juste avant d'être élevé au rang de grand officier de la Légion d'honneur par le président français Emmanuel Macron. "Mais dans la littérature, cela se transforme en une force de vie, une force qui t'aide à survivre, à vaincre tête haute la dictature." La littérature "m'a donné tout ce que j'ai aujourd'hui, elle a été le sens de ma vie, elle m'a donné le courage de résister, le bonheur, l'espoir de tout surmonter", avait-il expliqué, déjà affaibli, depuis sa maison de Tirana, la capitale albanaise.

Quelle meilleure métaphore de la terreur hideuse de l'opprimé que ces têtes des vizirs en disgrâce exposées au public dans La niche de la honte (1978), une évocation de l'occupation ottomane qui revient dans plusieurs ouvrages, comme Les tambours de la pluie (1970). "J'appartiens à l'un des peuples des Balkans, le peuple albanais, qui ont perdu l'Europe deux fois : au XVe siècle, durant l'occupation ottomane, puis au XXe siècle, durant la période communiste", expliquait l'écrivain en janvier 2015, après les attentats de Paris, au journal français Le Monde.

L'œuvre de Kadaré, riche d'une centaine d'ouvrages - romans, essais, nouvelles, poèmes, pièces de théâtre, scénarios -, a été en partie écrite sous la dictature d'Hoxha, qui, jusqu'à sa mort en 1985, a dirigé d'une main de fer son pays hermétiquement clos. Pour Ismaïl Kadaré, le joug ne pouvait être une excuse : l'écrivain a pour devoir de s'octroyer une liberté totale, d'"être au service de la liberté". "La vérité n'est pas dans les actes mais dans mes livres qui sont un vrai testament littéraire", déclarait-il à l'AFP en 2019.

Jusqu'à la fin du régime, une vie sous surveillance

Né à Gjirokastër (comme Enver Hoxha), sa "ville de pierres" (1970) du sud de l'Albanie, Ismaïl Kadaré publie en 1963 son premier roman, Le Général de l'armée morte : un officier italien va en Albanie exhumer ses compatriotes tués pendant la Deuxième guerre mondiale. Ismaïl Kadaré écrit depuis l'enfance qui l'a vu découvrir, dans une bibliothèque familiale, le Macbeth de Shakespeare, un de ses héros avec Eschyle, Cervantès, Dante ou Gogol.

Au début des années 1960, il étudie à l'Institut Maxime Gorki à Moscou, une pépinière du réalisme soviétique, un genre littéraire qu'il prend en horreur tant "il n'y avait pas de mystère, pas de fantômes, rien". Il raconte cet apprentissage dans Le Crépuscule des dieux de la steppe (1978). La décision d'Hoxha de couper les ponts avec l'URSS de Nikita Khrouchtchev ramène Ismaïl Kadaré en Albanie. De cette rupture naît Le grand hiver (1973), dans lequel apparaît Hoxha. Le livre est plutôt favorable à Tirana, mais les plus fervents adorateurs du tyran le jugent insuffisamment laudateur et réclament la tête de l'écrivain "bourgeois". Hoxha, qui se pique d'être un amateur de littérature, vole à son secours.

Dans ses mémoires, sa veuve Nexhmije Hoxha raconte comment son époux, souvent exaspéré, sauve plusieurs fois Ismaïl Kadaré, brièvement député au début des années 1970. Protégé par sa renommée quand d'autres sont condamnés aux travaux forcés, voire exécutés, l'écrivain a été critiqué pour ce statut de "dissident officiel". Kadaré a, lui, toujours nié toute relation particulière avec la dictature. "Contre qui Enver Hoxha me protégeait-il ? Contre Enver Hoxha", expliquait-il à l'AFP en 2016.

"Faire une littérature normale dans un pays anormal"

Ismaïl Kadaré se considérait comme un écrivain qui "essayait de faire une littérature normale dans un pays anormal". Le poème des Pachas rouges (1975) le contraint à l'autocritique publique et les archives de l'ère Hoxha montrent qu'il a souvent frôlé l'arrestation. Sous l'épée de Damoclès de l'appareil policier, soumis à une surveillance aussi étouffante que constante, il s'exile en 1990, ce qu'il raconte dans son Printemps albanais (1997).

Jusqu'à la fin, Ismaïl Kadaré écrivait "tout le temps". "Je note des idées, j'écris des petits récits, j'ai des projets", racontait-il encore en octobre 2023 d'une voix fatiguée à l'AFP. "Car la littérature est mon plus grand amour, le seul, le plus grand incomparable avec toute autre chose dans ma vie. Et comme elle, "l'écrivain n'a pas d'âge". Si l'Albanie fut son décor exclusif, sa condamnation de la tyrannie était, elle, universelle - comme il l'expliquait dans La discorde (2013) : "Si l'on se mettait à rechercher une ressemblance entre les peuples, on la trouverait avant tout dans leurs erreurs."

Depuis 1990 (l'année où Paris lui avait accordé l'asile politique), Ismaïl Kadaré partageait sa vie entre la France et l'Albanie. L'écrivain a reçu un grand nombre de distinctions et de prix littéraires dont le prix international Man-Booker, le prix Prince des Asturies de littérature, le prix Jérusalem, le prix Park Kyung-in ou encore le prix Neustadt.

Hommages : "Il est désormais sur le piédestal de l'éternité"


Avec la mort d'Ismaïl Kadaré, une "voix monumentale" s'éteint mais son œuvre puissante et libre survit, saluent en chœur politiques, éditeurs et citoyens albanais. "Je viens d'apprendre la triste nouvelle du départ du plus grand monument de la culture albanaise", a salué sur Facebook le Premier ministre albanais Edi Rama. "Il est désormais sur le piédestal de l'éternité, et aucun mot ne me vient."

Puis de reprendre le message publié pour l'anniversaire de celui qui s'est éteint sans avoir reçu le Nobel de littérature pour lequel il avait pourtant si souvent été envisagé : "Je le remercie pour le plaisir extraordinaire [qu'il nous a offert] de voyager dans un monde d'événements, de personnages, d'émotions, qu'il a fait vivre avec l'aisance d'un magicien. Et pour l'amertume qu'il a provoquée chez les médiocres et les jaloux avec son succès retentissant."

"C'est l'auteur qui a redimensionné la littérature et toute la société albanaise, grâce à ses œuvres publiées au milieu des ténèbres, et aussi après. Mais il a beau avoir quitté ce monde, sa mission ne s'arrête pas", explique à l'AFP Persida Asllani, responsable du département de littérature à l'Université de Tirana.

Parmi les autres réactions à son décès, la présidente du Kosovo, Vjosa Osmani, a pleuré "la perte d'une voix monumentale, un trésor qui n'existe qu'une fois par génération" - ajoutant que Kadaré, par son œuvre "avait défendu sans crainte la langue et la culture albanaises".

"Ismail Kadaré est considéré depuis quelques années comme l'un des plus grands écrivains de notre temps. C'est un honneur d'avoir eu le privilège de publier son œuvre",
a écrit la maison d'édition française Fayard sur X (ex-Twitter).



"Avec son style brillant, il a fait vivre l'Histoire, il a pu dire la vérité sur ce qui s'est passé durant le communisme - mais pas seulement. Et pas seulement en Albanie car il était aussi un fin connaisseur de la région et des Balkans", commente auprès de l'AFP, dans les rues de la capitale Tirana, Katerina Hysenllari, une étudiante de 24 ans.

"Ce qui est écrit sur le Panthéon à Paris : Aux grands hommes, la patrie reconnaissante, vaut également pour Kadaré", abonde Shezai Rrokaj,professeur de langue à l'Université de Tirana. "Ce grand génie nous a appris à connaître notre littérature et à apprécier l'art d'écrire."

La mort d'Ismaïl Kadaré "est une perte pour la littérature albanaise et pour la littérature mondiale. Mais les écrivains sont soumis à d'autres lois : un écrivain ne nous quitte que physiquement, son œuvre reste pour des siècles", se console Zylyftar Bregu, 41 ans et passionné de littérature.

L'homme politique français Renaud Muselier, président de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur (Paca), lié à l'Albanie par sa mère, a salué "un homme de lettres passionné". "Il nous laisse l'héritage de ses ouvrages puissants", a-t-il écrit sur X. "Sa plume aura été inlassablement alimentée par son engagement pour la liberté : ses mots résonnent ce matin."

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