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Comment s'écrit un polar ? Rencontre avec DOA, qui dénonce "l'ostracisation du roman noir"

"Pukhtu secundo" dénoue avec brio l'intrigue de "Pukhtu primo", polar ultra-prenant se déroulant dans un Afghanistan ravagé par la guerre et le trafic d'héroïne. Ce second volume paru le 13 octobre clôt le cycle autour du djihad, entamé en 2007 avec "Citoyens clandestins". Et offre l'occasion rêvée de rencontrer DOA, auteur talentueux de romans noirs.
Article rédigé par franceinfo
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  (C.HELIE POUR GALLIMARD)

Six cents pages de bonheur, à la veille des vacances de la Toussaint ! Les lecteurs attendaient depuis plus d'un an la suite de "Pukhtu primo", roman fleuve et haletant qui se déroule en 2008 et 2009 dans un Afghanistan corrompu par le trafic de drogue et dévasté par les guerres. Dans ce tome 2 ("Pukhtu secundo"), ils retrouveront avec un vif plaisir, entre Paris et Kaboul, les quatre héros principaux, la journaliste parisienne Amel Balhimer, les soldats perdus Fox et Lynx, et enfin Sher Khan, le chef pachtoune décidé à venger Badraï, sa fille adorée tuée par un tir de drone américain.

Comment mener ainsi, jusqu'à la résolution finale, des intrigues en lacis, avec des dizaines de personnages secondaires dont certains jouaient déjà un rôle clé dans "Citoyens Clandestins" (Grand prix de littérature policière 2007) ? Comment marier au mieux détails réalistes et aventures trépidantes ? Si l'auteur de Pukhtu cultive le mystère, il a volontiers répondu à nos questions, en sirotant paisiblement, au fond d'un café du IIIe arrondissement à Paris, un Perrier citron. Oeil bleu et rire sonore, lunettes de soleil et sweat-chemise à carreaux, DOA s'est livré au jeu avec beaucoup de gentillesse et une extrême attention portée aux réponses. Entretien.

Culturebox. Vous écrivez sous le pseudonyme DOA (pour "Dead on arrival". En français : "mort à l'arrivée") . Vous refusez autant que possible d'être pris en photo (même si on en trouve sur le Net). Que peut-on savoir de vous ?
"Je ne suis pas sûr que les lecteurs aient besoin de connaître la gueule de l'auteur ! Nous ne sommes ni des comédiens, ni des acteurs, ni des mannequins, heureusement ! Ce qu'on peut savoir de moi ? L'essentiel est dans la fiche Wikipedia : producteur de jeux vidéo, puis scénariste, et romancier. C'est très bien, et à peu près juste". 

Pourquoi le choix de l'Afghanistan comme cadre important de l'action de "Pukhtu" ? Pour dénoncer ce qui s'y passe ?
"Pour donner une suite à "Citoyens clandestins" (qui se déroule du 11 septembre 2001 au 21 avril 2002), j'ai regardé les faits majeurs de l'actualité mondiale dans les années qui suivaient. Il y en avait deux : la guerre en Afghanistan et celle d'Irak. Par affinité littéraire avec Kessel et Kipling, j'ai plutôt regardé du côté de l'Afghanistan, premier pays frappé par les Américains après les attentats du 11 septembre. "Pukhtu" se déroule en 2008-2009, qui sont des années charnières.

  (TED ALJIBE / AFP)

Mais je n'ai pas de message à faire passer. Je ne dénonce rien. Je ne m'incris pas dans les postures de dénonciation qui sont une tradition dans le roman noir français, et de façon générale dans le roman français. Mon optique de réalisme poussé est confondue, à tort, avec la volonté de dénoncer quelque chose, alors qu'il s'agit juste pour moi d'une matière première".

Comment vous êtes-vous documenté ?
"Il y a les sources ouvertes, la littérature et la presse, qui sont copieuses et abondantes. On dispose aussi de la somme délirante d'informations que les soldats américains en Afghanistan ont mis à travers leurs blogs, leurs pages personnelles ou leurs photos en ligne sur Twitter, Facebook, Instagram... Chaque fois qu'ils ont été installés dans une base américaine, on leur a installé Internet, avant même l'eau chaude et les douches ! Vous entendez parler d'une base secrète près de Khost (est de l'Afghanistan) ? Il suffit d'aller fouiller sur internet et on trouve forcément un mec qui a mis une photo de ce qu'il voyait de sa fenêtre. Même pas besoin d'aller sur place !" 

"Et il y a les sources fermées : les voyages sur place, les gens qui y ont travaillé ... C'est plus compliqué. Arrive un moment où l'on a assez de données et où l'on élabore un fil conducteur, en faisant le vide  : ce qui reste dans le livre, c'est 3 ou 4% de ce que j'ai appris. La documentation, c'est comme les roues d'une voiture  : c'est indispensable pour avancer, mais ça ne fait pas la voiture. Ce qui fait la voiture, c'est la carrosserie ! Dans le roman, c'est le style, les personnages, la construction".

Ca représente un travail de fou, non, "Pukhtu", ce roman monument de mille cinq cents pages ?
"C'est un livre exigeant, qui a été difficile à pondre. Je l'ai écrit une première fois et je l'ai jeté parce qu'il n'était pas bon. J'ai tout recommencé à zéro. Ca m'a pris trois ans pour la première version, trois ans pour la seconde. J'ai beaucoup réfléchi à l'écriture. Je ne supporte pas les affects stylistiques, les gens qui se regardent écrire avec des beaux mots et des longues phrases qui n'en finissent pas, les romanciers qui s'écoutent nous raconter quelque chose, plutôt que de nous raconter vraiment quelque chose. J'ai un problème avec ça". 

"Dans la langue que j'emploie, il n'y a pas un seul effet de hasard. Elle est appropriée, longue dans les périodes de méditation, courte dans les périodes d'action. J'ai un plan qui doit faire tout le bloc là (il me désigne la vitrine du café), une frise 2008-2009 très détaillée qui doit faire toute cette longueur (il me montre la salle). Chaque personnage a un cahier dédié, avec toute son histoire".

Au-delà de l'accueil des lecteurs, qui devrait être bon puisque le premier tome s'est vendu à plus de 15 000 exemplaires, quel écho espérez-vous à ce second tome ?
"Je remarque qu'il y a une ostracisation du roman noir ! Il est le grand exclu des grands prix littéraires d'automne. Aucun livre de noir n'a jamais été sélectionné pour le Goncourt ! Si l'auteur de romans policiers Pierre Lemaitre a pu obtenir le Goncourt en 2013, c'est parce qu'il avait publié "Au revoir là-haut" dans une collection qui n'était pas une collection de genre. Un roman noir est d'abord un roman, mais il n'est jamais traité comme tel".

Que symbolisent à vos yeux vos personnages ? La journaliste indépendante, Amel, et les deux ex-agents secrets, Fox et Lynx, alias Servier, apparus dans "Citoyens clandestins" ?
"Au départ, dans "Citoyens clandestins", j'ai créé l'agent infiltré Fennec (Fox dans Pukhtu), en pensant qu'il serait le bon. La journaliste Amel, elle, incarnerait  l'innocence qui devient sage à la fin, et Lynx, l'agent clandestin, serait le méchant. Et ça n'a pas du tout marché comme ça ! Fennec est devenu transparent, Amel s'est muée en tête à claques, et tout le monde s'est focalisé sur Lynx, en pensant que c'était un super-personnage, alors que c'est quand même un tortionnaire assassin !" 

Et ce nouveau personnage qui apparaît dans "Pukhtu", le père afghan fou de sa fille et qui veut la venger après qu'elle a été tuée par un drone américain ?
"Le personnage de Sher Ali Khan m'a été inspiré par un chef pachtoune que j'avais vu dans un documentaire, très protecteur pour ses filles, au bon sens du terme. Il leur manifestait devant la caméra beaucoup de tendresse, ce qui m'a fait dire qu'on pouvait s'éloigner du cliché sans tomber dans quelque chose qui serait une pure occidentalisation du phénomène. Ce pachtoune permet d'avoir un point de vue ouvert sur l'Afghanistan, de l'intérieur. En face de lui, le personnage de Fox donne le point de vue des Américains. Le trafic d'héroïne mondialisé permet de relier entre eux tous les autres personnages, qu'ils soient en France, en Afrique, en Asie ou dans les Balkans". 

"Pukhtu secundo" clôt un cycle commencé avec "Citoyens clandestins", qui tourne autour du djihad. Ce cycle est fini ? On ne reverra plus Amel, Fox, et Lynx ? 
"Oui, ce cycle est terminé ! J'avais écrit en 2010, avec un ancien de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure), un scénario inspiré des attentats de Bombay de 2008, où un commando armé attaquait Paris. L'attentat du Bataclan a dépassé la fiction... On a tué le projet, ça n'avait plus de sens, c'aurait été indécent".

"Je vais passer à autre chose, écrire un truc sur les sexualités extrêmes, la version trash et vraie de "Cinquante nuances de gris" ! Et après, dans un second temps, bien plus tard, je vais écrire un livre sur un officier allemand SS, Otto Skorzeny, qui a réellement existé (ce lieutenant colonel s'était vu confier par Hitler des missions de commando. Il aurait été recruté après-guerre par le Mossad, selon une enquête du journal israélien Haaretz)."

Il y a une playlist à la fin de Pukhtu Secundo (Bashung, Dylan, Hendrix, Led Zeppelin, Bowie ...), comme dans Pukhtu primo. Vous écoutez de la musique en écrivant ?
"Non. J'écoute de la musique tout le reste du temps, mais j'écris en silence". 

Pukhtu secundo, de DOA
(Gallimard, Série noire, 680 pages, 21 euros )
-> A signaler aussi : parution le 27 octobre du coffret réunissant les deux volumes de "Pukhtu" (45 euros), et ,en collection Folio policier, du "Cycle clandestin 1", qui rassemble Citoyens clandestins et Le serpent aux mille coupures.

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