Cet article date de plus de dix ans.
Avec Modiano, "Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier"
Publié quelques jours avant l'annonce de son Prix Nobel, le dernier roman de Patrick Modiano "Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier" (Gallimard) est un concentré de ce que ce romancier constant produit de belle littérature depuis près de 50 ans. Un bonheur.
Publié
Temps de lecture : 5min
L'histoire : Septembre. Jean Daragane est seul chez lui (comme la plupart du temps), quand la sonnerie du téléphone retentit, insistante. "Une voix molle et menaçante", c'est la première impression que ressent l'écrivain, c'est son métier, en écoutant son interlocuteur lui annoncer qu'il a retrouvé son agenda, perdu un mois plus tôt dans un train qui l'emmenait sur la Côte d'Azur. Rendez-vous est pris pour le lendemain "à cinq heures du soir", au 42 rue de l'Arcade, avec cet homme et sa voix de "maître chanteur".
Le lendemain, Gilles Ottolini, c'est son nom, est accompagné par une jeune femme, Chantal Grippay lors de cette entrevue qui prolonge le malaise de Jean Daragane. Il y est question de l'agenda, mais aussi d'un certain Guy Torstel et d'un vieux fait divers… D'autres noms remontent à la surface, Annie Astrand, Saint-Leu-la-Forêt, le square du Graisivaudan et des photomatons, qui replongent Jean Daragane dans son passé, sans qu'il en ait vraiment envie .
"On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux"
Comme dans chacun de ses romans, Patrick Modiano explore cette zone mystérieuse de l'être où se tient la mémoire. "Pour ne pas te perdre dans le quartier" navigue dans trois temps : le temps de l'enfance, celui de la jeunesse et celui de l'âge mûr, où le passé vient rattraper le présent, où remontent les souvenirs que la vie a relégué loin de la conscience.
Comment cette mémoire ressurgit-elle, comment des petits détails font-ils remonter des souvenirs enfouis? Modiano embarque le lecteur dans ce mouvement houleux de la mémoire. La vie comme un océan brassé par les vagues, le flux et le reflux tour à tour découvrant et recouvrant les événements du passé.
"Toutes ces années de la vie que l'on a oubliées"
"Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier" est un roman sur le temps qui passe, un roman mélancolique, qui fait surgir les premiers souvenirs d'enfance de Jean Daragane, cachés dans "une valise jaune en carton bouilli" dont il a perdu la clé. Les souvenirs d'un homme aujourd'hui enfermé dans l'âge mûr et la solitude. Mais le téléphone sonne, et Jean Daragane est entraîné sur les chemins de son passé et du "secret de ses origines, toutes ces années du début de la vie que l’on a oubliées, sauf un détail qui remonte parfois des profondeurs, une rue que recouvre une voûte de feuillage, un parfum, un nom familier mais dont vous ne savez plus à qui il appartenait, un toboggan."
L'homme s'accroche aux signes des saisons, regarde un arbre par la fenêtre de sa chambre, "réconforté par sa présence silencieuse". Car les dates, les noms, les lieux, semés avec une précision maniaque dans le récit comme autant de petits cailloux blancs, brillants et lisses, ne suffisent pas à baliser l'espace et le temps, voués à rester flous.
"Ecrire, c'est laisser la trace d'un regard sur le monde"
"Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n'en puis présenter que l'ombre", c'est la citation de Stendhal que Modiano a choisie pour ouvrir son dernier roman. Elle résume à elle seule sa manière : dénicher dans ses ombres, dans ses creux, dans ses reflets, les mystères d'une vie.
Les romans de Modiano se dégustent. Et pour bien les goûter, il faut se caler dans un tempo, un rythme, une atmosphère. Quand on y entre, c'est exactement comme passer d'une pièce fortement éclairée à un espace dans la pénombre. Il faut laisser son regard s'habituer au clair obscur, ralentir le pas, se laisser gagner par cette atmosphère si particulière que l'on retrouve dans tous ses romans. Bref, entrer dans son monde.
Si comme le dit Annie Ernaux dans "Le vrai lieu", publié récemment chez Gallimard, "Ecrire, c'est laisser la trace d'un regard sur le monde", alors on peut sans conteste assurer que le Nobel de littérature excelle dans cette activité, et son dernier roman en est à lui seul un très bel échantillon. Un bonheur.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier Patrick Modiano (Gallimard – 145 pages – 16,90 euros).
Extrait :
Il ne pouvait détacher son regard de cette photo et il se demanda pourquoi il l'avait oubliée parmi les feuilles du "dossier". Était-ce quelque chose qui le gênait, une pièce à conviction selon le langage juridique, et que lui, Daragane, aurait voulu écarter de sa mémoire? Il éprouva une sorte de vertige, un picotement la racine des cheveux. Cet enfant, que des dizaines d'années tenaient à une si grande distance au point d'en faire un étranger, il était bien obligé de reconnaître que c'était lui.
Un libraire s'est amusé sur son blog à recencer les lieux évoqués par Modiano dans son dernier roman, voici sa carte :
Le lendemain, Gilles Ottolini, c'est son nom, est accompagné par une jeune femme, Chantal Grippay lors de cette entrevue qui prolonge le malaise de Jean Daragane. Il y est question de l'agenda, mais aussi d'un certain Guy Torstel et d'un vieux fait divers… D'autres noms remontent à la surface, Annie Astrand, Saint-Leu-la-Forêt, le square du Graisivaudan et des photomatons, qui replongent Jean Daragane dans son passé, sans qu'il en ait vraiment envie .
"On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux"
Comme dans chacun de ses romans, Patrick Modiano explore cette zone mystérieuse de l'être où se tient la mémoire. "Pour ne pas te perdre dans le quartier" navigue dans trois temps : le temps de l'enfance, celui de la jeunesse et celui de l'âge mûr, où le passé vient rattraper le présent, où remontent les souvenirs que la vie a relégué loin de la conscience.
Comment cette mémoire ressurgit-elle, comment des petits détails font-ils remonter des souvenirs enfouis? Modiano embarque le lecteur dans ce mouvement houleux de la mémoire. La vie comme un océan brassé par les vagues, le flux et le reflux tour à tour découvrant et recouvrant les événements du passé.
"Toutes ces années de la vie que l'on a oubliées"
"Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier" est un roman sur le temps qui passe, un roman mélancolique, qui fait surgir les premiers souvenirs d'enfance de Jean Daragane, cachés dans "une valise jaune en carton bouilli" dont il a perdu la clé. Les souvenirs d'un homme aujourd'hui enfermé dans l'âge mûr et la solitude. Mais le téléphone sonne, et Jean Daragane est entraîné sur les chemins de son passé et du "secret de ses origines, toutes ces années du début de la vie que l’on a oubliées, sauf un détail qui remonte parfois des profondeurs, une rue que recouvre une voûte de feuillage, un parfum, un nom familier mais dont vous ne savez plus à qui il appartenait, un toboggan."
L'homme s'accroche aux signes des saisons, regarde un arbre par la fenêtre de sa chambre, "réconforté par sa présence silencieuse". Car les dates, les noms, les lieux, semés avec une précision maniaque dans le récit comme autant de petits cailloux blancs, brillants et lisses, ne suffisent pas à baliser l'espace et le temps, voués à rester flous.
"Ecrire, c'est laisser la trace d'un regard sur le monde"
"Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n'en puis présenter que l'ombre", c'est la citation de Stendhal que Modiano a choisie pour ouvrir son dernier roman. Elle résume à elle seule sa manière : dénicher dans ses ombres, dans ses creux, dans ses reflets, les mystères d'une vie.
Les romans de Modiano se dégustent. Et pour bien les goûter, il faut se caler dans un tempo, un rythme, une atmosphère. Quand on y entre, c'est exactement comme passer d'une pièce fortement éclairée à un espace dans la pénombre. Il faut laisser son regard s'habituer au clair obscur, ralentir le pas, se laisser gagner par cette atmosphère si particulière que l'on retrouve dans tous ses romans. Bref, entrer dans son monde.
Si comme le dit Annie Ernaux dans "Le vrai lieu", publié récemment chez Gallimard, "Ecrire, c'est laisser la trace d'un regard sur le monde", alors on peut sans conteste assurer que le Nobel de littérature excelle dans cette activité, et son dernier roman en est à lui seul un très bel échantillon. Un bonheur.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier Patrick Modiano (Gallimard – 145 pages – 16,90 euros).
Extrait :
Il ne pouvait détacher son regard de cette photo et il se demanda pourquoi il l'avait oubliée parmi les feuilles du "dossier". Était-ce quelque chose qui le gênait, une pièce à conviction selon le langage juridique, et que lui, Daragane, aurait voulu écarter de sa mémoire? Il éprouva une sorte de vertige, un picotement la racine des cheveux. Cet enfant, que des dizaines d'années tenaient à une si grande distance au point d'en faire un étranger, il était bien obligé de reconnaître que c'était lui.
Un libraire s'est amusé sur son blog à recencer les lieux évoqués par Modiano dans son dernier roman, voici sa carte :
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.