Prix Renaudot de l'essai 2020 : "Les villes de papier", la vie de la poétesse américaine Emily Dickinson formidablement racontée par Dominique Fortier
Dans son dernier ouvrage, "Les villes de papier", récompensé par le Prix Renaudot de l'essai 2020, l’auteure québécoise Dominique Fortier imagine la vie d’Emily Dickinson, aujourd’hui considérée comme l’un des plus grands poètes américains, mais ignorée de son vivant. Une magnifique réflexion sur notre rapport intime au monde.
Il est des mots qui parfois restent en suspension au-dessus de la dernière page des livres qu’on termine de lire, comme un nuage au bord d’une montagne. Kaléidoscope : en grec, cela veut dire "regarder une belle image". Dominique Fortier aime parler de kaléidoscope concernant la vie d’Emily Dickinson, imaginant (ou peut-être est-ce vrai ? elle aime à brouiller les pistes…) qu’elle a reçu cet objet en cadeau de Noël, et qu’il inspire l’écriture de ses poèmes. Comme les images merveilleuses d’un livre d’enfant que l’on déplierait. Et c’est ainsi qu’est construite cette histoire de la vie d’Emily Dickinson qui n’est pas une biographie, mais la description de son intériorité telle que Dominique Fortier l’a imaginée. Une possibilité de vie parmi d’autres… Les villes de papier - Une vie d’Emily Dickinson, de Dominique Fortier, est paru le 9 septembre 2020 chez Grasset et a obtenu le 30 novembre le Prix Renaudot de l'essai.
L’histoire : Au XIXe siècle, Emily Dickinson a vécu toute sa vie à Amherst, une petite ville du Massachusetts, excepté pour une année d’étude au collège à Holyoke. Jamais mariée, elle a continuellement écrit des poèmes, sans être publiée, et a passé les dernières années de sa vie à continuer de griffonner des mots sur des papiers volants, recluse dans sa chambre. Ses poèmes sont aujourd’hui considérés comme étant parmi les plus beaux des Etats-Unis. Dominique Fortier, qui a elle aussi brièvement vécu dans le Massachusets, imagine une vie romancée d’Emily Dickinson dans son dernier livre, et rend ainsi un vibrant hommage à cette figure de la poésie nord-américaine.
Une attention extrême aux détails
D'Emily Dickinson, on ne sait presque rien. D'elle, n'est restée qu'une photo. Alors pour transcrire ses pensées et sa vie, Dominique Fortier laisse voguer son imagination : "Dans la bibliothèque d'Emily, les livres s'alignent comme des soldats au garde-à-vous. L'un renferme des oiseaux, un autre des coquillages. En ouvrant un troisième, on découvre le système solaire entier : Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne et Uranus. Il y a les oeuvres complètes de Shakespeare. La Bible, qui contient toute la vérité. Sa chambre abrite tout cela et bien plus, car rien n'a été dit des cahiers aux pages blanches qui attendent ce qui n'existe pas encore - les oiseaux, les arbres et les planètes qui peuplent son crâne, cette autre chambre secrète."
Emily vit dans sa maison, son jardin, parmi les siens, parmi surtout les plantes et les petites manifestations de la nature, les oiseaux, qu'elle observe continuellement, et qui peuplent ses poésies : "Il n'est pas vrai qu'elle n'a que sa chambre", écrit Dominique Fortier. "Elle a le chant des étourneaux, l'encre des nuits de novembre, les giboulées de printemps, les voix familières qui montent d'en bas avec l'odeur du pain en train de cuire, le parfum des fleurs de pommier, la chaleur des pierres chauffées par le soleil à la fin du jour, toutes choses qui nous manquent quand on est mort." Emily porte une attention extrême aux moindres détails qui l'entourent, dans une espèce de lenteur à contre-courant du temps humain.
Dominique Fortier mène ainsi une réflexion sur la création à travers la posture de la poétesse américaine (Dominique Fortier dit plutôt la poète, à la québécquoise), vue comme une originale à son époque, et reconnue bien plus tard. Emily Dickinson ne chercha jamais à être publiée, mais envoya des copies de ses poèmes (qu'elle-même écrivait souvent au dos de ses recettes de cuisine) à des personnes desquelles elle pouvait penser être comprise. Souvent en vain. Vers la fin de sa vie, elle rencontra cependant un homme, mais il mourut quelques semaines avant leur mariage. Et Emily se replia progressivement jusqu'à ne plus sortir de sa chambre, vivant seulement avec sa soeur dans la maison familiale d'Amherst.
Un livre feutré, délicat
Elle ne cessa jamais d'écrire, et Dominique Fortier de ne pas s'étonner de cette retraite volontaire : "On s'émerveille de ces dernières années passées dans la solitude comme d'un exploit surhumain, alors que, je le répète, on devrait s'étonner qu'ils ne soient pas plus nombreux, les écrivains qui s'enferment tranquilles chez eux pour écrire. Ce qui est surhumain, n'est-ce pas le cirque de la vie ordinaire avec son cortège de futilités et d'obligations? Pourquoi s'étonner que quelqu'un qui vit d'abord par les livres choisisse de bon coeur de leur sacrifier le contact avec ses semblables? Il faut avoir une bien haute opinion de soi-même pour vouloir tout le temps être entouré de qui nous ressemble."
L'écrivaine a longtemps hésité à se rendre dans les lieux habités par Emily Dickinson - aujourd'hui muséifiés. Elle a pendant des mois compulsé des ouvrages savants, relu les recueils de lettres et de poèmes d'Emily Dickinson, longtemps observé sur écran les deux maisons photographiées au temps de son enfance, et pour finir, décidé décrire Les villes de papier, un ouvrage feutré, délicat, qui parle de la manière dont les lieux gardent en mémoire les vies qui s'y sont déroulées, et de la manière dont ces vies s'y sont imprimées. Le résultat : un merveilleux essai dont on voudrait retenir les pages, et dont l'atmosphère nous imprègne longtemps après que le livre a été refermé.
Les villes de papier - Une vie d’Emily Dickinson, de Dominique Fortier, paru le 9 septembre 2020 aux éditions Grasset (224 pages, 18€).
Extrait : "Emily à la cuisine prépare le pain. La pâte est douce sous ses doigts, tiède et élastique comme une peau amie. Elle pétrit en un long mouvement, d'avant en arrière, cent fois répété. Avec la soixante-deuxième pression des paumes sur la table, elle s'interrompt, regarde autour d'elle, saisit le sac de farine vide et en déchire un morceau. Elle sort un bout de crayon de sa poche, note quelques mots - seize, exactement, et cinq tirets longs comme des soupirs - puis elle replie le papier, tout petit, jusqu'à ce qu'il ne prenne pas plus de place qu'un ongle dans la poche de son tablier. Elle recommence à pétrir le pain. Soixante-trois.
Dans le tiroir de son bureau, elle range les poèmes griffonnés à la hâte sur les emballages. Quand elle les ressort, elle les reconnaît à l'odeur : certains fleurent la farine, d'autres exhalent un parfum de poivre ou de noix de pécan. Son préféré est au chocolat."
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