"Les Égarés" : l'écrivaine Ayana Mathis sonde la mémoire afro-américaine dans un nouveau roman bouleversant
Plus de dix ans après Les Douze tribus d'Hattie (Gallmeister), la romancière afro-américaine Ayana Mathis creuse l'histoire de sa communauté à travers le destin dans les années 1980 de trois personnages d'une même famille. Les Égarés est paru aux éditions Gallmeister le 21 août 2024.
L'histoire : Ava, la quarantaine, atterrit avec Toussaint, son fils de 10 ans, dans un centre d'hébergement de Philadelphie. Elle arrive du New-Jersey, où elle a été chassée par son mari, le beau-père de Toussaint, un homme jaloux et violent, qui leur assurait néanmoins le confort matériel. Dans ce centre d'hébergement, elle est reçue par une assistante sociale méprisante, qui lui suggère de trouver du travail.
Ava a quitté sa mère Dutchess et son village de Bonaparte en Alabama, "ville noire incorporée fondée en 1868" par d'anciens esclaves libérés. Dutchess continue à mettre toutes ses forces dans la défense de cette terre convoitée par des suprémacistes blancs qui ont assassiné son mari, le père d'Ava. Les deux femmes ne se sont pas parlé depuis très longtemps.
Ava n'accepte pas sa situation de SDF et espère partir rapidement de ce centre d'hébergement miteux, où elle ne se sent pas respectée. Mais quand elle comprend que rien d'autre ne s'offre à elle, elle sombre dans une dépression, perd peu à peu le contact avec la réalité et néglige son fils. Quand le charismatique Cass, l'homme de sa vie et père de son fils, réapparaît, elle n'hésite pas une seconde à le suivre et rejoint avec Toussaint l'Arche, une communauté afro-militante, anarco-écologiste fondée par Cass. Dès lors, Ava se soumet à toutes ses exigences…
Trois générations en lutte
Avec cet ample roman, Ayana Mathis creuse dans la lignée de Toni Morrison son exploration de la mémoire afro-américaine, et le poids du passé sur cette communauté. Une histoire ici narrée à travers le destin de trois générations, avec en son centre l'activisme des années 1980, et ses membres soumis à une violente répression.
La présence de ces trois figures puissantes structure le récit et interroge la question de l'héritage, et de la transmission. Ava, personnage complexe, à la fois sauvage et soumise, tour à tour mère protectrice et mère défaillante, pleine d'ambition, mais incapable de trouver seule sa propre voie. Dutchess, figure de résistance, apparaît comme une figure mythique, un symbole des origines, un pilier sur lequel s'accrocher, que Toussaint, troisième personnage du roman et emblème du futur, désire ardemment retrouver.
À travers le destin de ces trois protagonistes, la romancière américaine trace le portrait d'une communauté d'"égarés", constamment obligés de lutter pour faire valoir leur simple droit à exister. Elle peint les différentes formes de cette lutte, avec Dutchess, engagée dans un combat vital, non théorisé mais habile, différent de celui de Cass, plus conceptuel et plus ambigu dans son rapport au pouvoir.
Le style à la fois vif et lyrique d'Ayana Mathis donne au récit un relief particulièrement saisissant. Passant de la première à la troisième personne, la romancière construit son récit entre les différentes temporalités de son histoire avec un regard démultiplié, nourri par les différents points de vue. "Prends le bus et va à Bonaparte", intime Ava à son fils dans une ultime lettre dans laquelle elle lance, comme un appel à tout un peuple à se libérer de ses chaînes : "Ne passe pas ta vie à poursuivre des fantômes. Il faut que tu te libères de nous, Toussaint, il faut que tu vives."
"Les Égarés" d'Ayana Mathis, traduit de l'anglais (États-Unis) par François Happe, Gallmeister, 528 pages, 25,90 euros.
Extrait :
"Auparavant, dans un autre quartier de la ville, des garçons qui traînaient dans le même coin que Toussaint lui avaient posé quelques questions : pourquoi t'es toujours tout seul et pourquoi tu dis jamais rien ? T'as pas de maman ? Ou une grand-mère, ou quelque chose ? Les réponses à ces questions étaient insupportables. Parfois, le chagrin l'envahissait comme un engourdissement complet, des orteils jusqu'au cou, et il ne pouvait plus avaler sa salive. D'autres fois, c'était une bouffée de rage qui montait le long de sa colonne vertébrale. En réponse aux questions des garçons, il avait ramassé une brique. Il avait ramassé une brique et il l'avait balancée dans la vitrine d'un magasin abandonné, au coin de la rue. Il s'était enfui." (Les Égarés, page 14)
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