"Les Âmes féroces" de Marie Vingtras, prix du Roman Fnac 2024 : un meurtre dans l'Amérique paisible dévoile les recoins noirs de la nature humaine

Pour son deuxième roman, l'autrice plonge aux tréfonds des esprits des habitants de Mercy. Comment une ville paisible peut-elle cacher autant de secrets et de faux-semblants ? Un roman haletant et, comme son titre l'indique, féroce pour l'âme humaine.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Marie Vingtras, autrice des "Âmes féroces" aux Éditons de l'Olivier en 2024. (PATRICE NORMAND / ÉDITIONS DE L'OLIVIER)

En août 2021 paraît Blizzard, un premier roman. Un manuscrit envoyé par la poste et naît un phénomène, un succès critique et de librairie, suivi d'une ribambelle de prix littéraires. Son autrice Marie Vingtras est découverte et devient écrivaine. Elle revient pour cette rentrée littéraire avec Les Âmes féroces chez L'Olivier, un récit qui décortique les pires pensées d'hommes et de femmes pris au piège d'un meurtre qui sera le dévoilement de tous les courages ou toutes les veuleries. Un meurtre, la recherche du tueur et l'équilibre précaire de la cité s'effondre. Le coupable ne sera pas peut-être pas celui que tout dénonce... Pour Les Âmes féroces, Marie Vingtras a été récompensée mardi 24 septembre du prix Roman Fnac 2024. 

L'histoire : Dans la petite ville de Mercy, quelque part dans un État américain, Leo, une jeune adolescente, est découverte assassinée. Il ne se passe jamais rien de violent à Mercy, mais cette quiétude cache des arrangements avec le passé. La shérif, Lauren Hobler, est désemparée face à ce meurtre. C'est le printemps, le climat est doux, il fait bon vivre ici et rien n'aurait dû bouleverser les habitants de la ville. Qui est le tueur de Leo ? En quatre saisons et quatre personnages, le lecteur part en enquête, dans les rues, derrière les façades des demeures proprettes, au lycée entre populaires et filles timides, chez un ancien écrivain à succès exilé de force et dans le fin fond de l'âme de ces familles américaines qui paraissent n'avoir jamais eu de mauvaises pensées.

Quatre saisons, quatre personnages, quatre styles

Les Âmes féroces s'annonce comme un polar dans l'Amérique des clichés. Un meurtre d'adolescente dans une petite ville sans histoire. Une enquêtrice qui doute et qui s'effraie des vérités, et une cité qui guette derrière ses fenêtres les impasses des voisins. Mais Marie Vingtras déjoue ces fameux clichés avec ruse, elle expulse, par une construction habile, tous les attributs du polar. Les Âmes féroces est un roman polyphonique à quatre voix pour autant de personnages.

Quatre chapitres pour quatre saisons et leur météo. Quatre personnages et leurs tourments. À chacun son style, à chacun son désespoir. Chapitre un, la lumière du printemps éclaire les doutes de la shérif. Chapitre deux, la chaleur de l'été écrase l'ex-écrivain à succès poursuivi par ses culpabilités. Chapitre trois, c'est l'automne, l'ex-meilleure amie de Leo dévoile les secrets de famille. Enfin, chapitre quatre, ce sera l'hiver sombre du père de la victime et ses désarrois. Le tour est joué comme en quatre scénarios de la même histoire, avec les lumières changeantes du paysage.

Quatre chapitres et quatre styles. Comme la météo des saisons, l'écriture varie selon les personnages. Elle se fait thriller chez l'enquêtrice, littéraire chez l'écrivain, adolescente chez la jeune amie et profonde et terne chez le père qui a perdu sa fille. Marie Vingtras réussit ainsi à tenir en haleine le lecteur, avide de résoudre l'énigme, mais plongé dans les tribulations de chaque personnage.

Le portrait d'une ville trop tranquille

Loin de toute agitation, Mercy, bourgade sans histoires, ne peut que cacher des penchants inquiétants. La bourgade respire le bonheur, mais comme le songe la shérif lors de ses déplacements, "au sud, tout n'était que champs et forêts. (...) On aurait pu croire qu'il n'y avait aucun être humain à des miles à la ronde. C'était sans doute ce que les gens recherchaient ici, vivre à l'abri des regards, mais je n'étais plus tout à fait sûre que ce soit sain".

Marie Vingtras dresse avant tout le portrait d'une ville, d'une cité de 3 974 habitants avant la mort de Leo. Les 3 973 restants se crispent, cette mort va déjouer leur confort. Et quand la shérif roule sur les petites avenues, ce sont de lents travellings qui dessinent l'esprit de la ville, l'inquiétude guette. Et cette sentence par l'un des personnages, exilé d'un New York intellectuel et qui tente d'attirer la jeunesse vers les rayons de sa bibliothèque : "Qu'est-ce que c'était cette ville dont les habitants détestaient à ce point la littérature ?"

L'enquête d'une lesbienne au royaume des hommes

Mais son enquête patine, elle est lesbienne et vit avec une femme meurtrie par son ex-mari violent. Le regard des hommes de l'Ouest américain n'a pas changé. Pour eux, cette shérif, Lauren Hobler, est une erreur de casting et son incapacité à résoudre le meurtre est le signe de l'incompétence féminine. La loi se doit d'être masculine et virile. Ce pourrait être un cliché du Far West d'antan, sous la plume de l'autrice, le lecteur reconnaît aisément l'Amérique que Trump rassemble de meeting en meeting républicain.

"Des femmes qui longent les murs, dont les mouvements ne sont ni amples ni déliés, parce qu'il ne faut pas réveiller la bête qui sommeille à leurs côtés." La violence est sourde, impalpable, cachée derrière les échecs de vie, les jalousies sournoises. Peu à peu, le paradis de Mercy se fissure et par les fentes, le lecteur aperçoit avec effroi la vérité de chacun. "C'est pas vraiment comme ça que ça se passe et s'ils voulaient bien se donner la peine de regarder autour d'eux, ils verraient que le malheur est comme l'eau qui s'infiltre dans ma charpente, il vient se glisser dans tous les espaces libres et quand la pression est trop forte, tout finit par céder."

"Les Âmes féroces", souvenir du cinéma américain

Marie Vingtras, dans son premier roman, ne cachait pas son goût pour le cinéma américain. Cette fois-ci encore, on songe aux frères Coen, et à Fargo, pour leur acidité lors de la découverte du corps, entre maladresse et terreur face au cadavre. Parfois, l'imagerie de True Detective pour ses enquêtrices regardées d'un sale œil par les hommes du coin surgit. Il y a du Samuel Fuller dans la violence de la prison où séjourne Benjamin, le coupable idéal. Les années lycée de Leo et Emmy ressemblent plus à un film de Gus Van Sant qu'à la série acidulée Glee.

Voyage en Amérique, plongée universelle dans les méandres et la face cachée de la noirceur humaine, Les Âmes féroces sont parfaites pour une rentrée littéraire, pour une année d'élection présidentielle américaine et pour douter de la bonne foi de ses voisins, amis ou parents.

Couverture du roman de Marie Vingtras "Les Âmes féroces" publi aux Éditions de l'Olivier. (EDITIONS DE L'OLIVIER)

"Les Âmes féroces" de Marie Vingtras (Éditions de l'Olivier, 267 pages, 21,50 euros)

Extrait :

"Je n'ai rien vu venir. Rien dans l'air n'avait changé, il n'y avait eu aucun signe avant-coureur, aucun indice. Une vie en moins, ça ne fait pas dévier la marche du monde. À cet instant, tout ce que je me demandais, c'était à quel endroit je pourrais emmener Janis quelques jours pour lui changer les idées et il ne me venait qu'une envie de pêcher qui n'allait pas lui plaire. À vrai dire, je ne sais jamais vraiment ce qui pourrait la satisfaire. Quand je me risque à lui poser la question, elle me répond tu le sais bien et moi, ce que je sais, c'est que régler ce problème-là n'est pas dans mes cordes, alors je lui mens en lui disant qu'on trouvera une solution. Si la lâcheté est un défaut masculin, Dieu s'est bien fourvoyé avec moi. J'étais dehors, profitant du soleil dont mon bureau sans fenêtre me privait, les yeux fermés juste assez pour laisser passer un rai de lumière et j'essayais de respirer profondément : inspiration en gonflant le ventre au maximum, puis expiration le plus lentement possible, en laissant s'échapper un son monocorde comme le sifflement d'un serpent. La colère était censée s'éloigner et si Janis y croyait, ça m'allait aussi. J'ai laissé le soleil me réchauffer doucement, je me sentais presque bien. Il était 15 heures, nous étions le 26 avril 2017. La date restera gravée dans ma mémoire, à moins qu'elle ne soit chassée par une autre date pire encore. Avec le genre humain, on n'est jamais sûr de rien."

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