Cet article date de plus d'un an.

Le prix Femina étranger décerné à Louise Erdrich pour "La Sentence", un roman qui s'attaque aux fantômes de l'Amérique et chante le pouvoir merveilleux des livres

Ce dernier livre de la romancière amérindienne Louise Erdrich ouvre des portes sur les mondes mystérieux des autochtones, autant qu'il jette un regard acéré et effaré sur l'Amérique et ses noirceurs. "La Sentence" est aussi un hymne aux mots, aux livres et à la lecture.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Louise Erdrich photographiée devant sa librairie à Minneapolis (États-Unis), le 5 mai 2016. (JENN ACKERMAN / THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA)

Prix Pulitzer en 2021 pour Celui qui veille, Louise Erdrich plonge dans les racines et les démons de l'Amérique avec un roman plein de mystère qui jette un œil acéré sur l'ADN des États-Unis. Publié aux éditions Albin Michel le 6 septembre, La Sentence a reçu lundi 6 novembre le prix Femina 2023 du roman étranger.

L'histoire : soixante ans de prison ferme, telle est la "sentence" prononcée à l'encontre de Tookie, une quadragénaire d'origine amérindienne fourvoyée dans une affaire de vol de cadavre sur fond de trafic de stupéfiants. Des années plus tard, quand elle sort de prison après avoir bénéficié d'une libération conditionnelle, Tookie est embauchée dans une librairie spécialisée dans la culture amérindienne à Minneapolis. Une librairie tenue par une patronne discrète, qui se prénomme Louise (comme l'auteure, elle-même libraire dans la vraie vie). Tookie trouve le réconfort et un équilibre entre sa passion pour les livres et son amour pour Pollux, son "ami tribal", un ex-policier qu'elle a épousé à sa sortie de prison.

Tout va pour le mieux dans cette nouvelle vie que Tookie n'a pas peur de qualifier de "paradisiaque" quand elle se met soudainement à ressentir dans les rayons de la librairie la présence de Flora, une cliente décédée. Tandis que le monde s'arrête pour cause de pandémie et que la colère gronde après l'assassinat par un policier de George Floyd, le fantôme de cette "wannabe" ("quelqu'un qui n'est pas autochtone mais qui meurt d'envie de l'être"), ne cesse de hanter Tookie, faisant resurgir ses vieux démons…

"Je sais que notre peuple a sa grandeur"

Ce nouveau roman de Louise Erdrich tient autant du conte merveilleux que de la peinture historique, sociologique, voire ethnologique. À travers l'histoire de Tookie, la romancière nous plonge au cœur de la culture, de l'âme, de l'esprit, et des souffrances d'un peuple dévasté par la colonisation. "Depuis des années maintenant, je me demande pourquoi nous sommes au plus bas niveau – ou au plus haut du pire – de tout ce qui est mesurable. Car je sais que notre peuple a sa grandeur. Mais peut-être que cette grandeur repose sur ce qui ne se mesure pas." C'est ce que se dit Tookie quand elle se retrouve derrière les barreaux pour une durée de 60 ans. "En prison, à l'heure actuelle, ce sont les Indiens qui purgent les peines les plus lourdes. J'adore les statistiques parce qu'elles placent ce qui arrive à une rognure d'humanité comme moi sur une échelle planétaire."

Louise Erdrich, l'une des écrivaines emblématiques du mouvement de la "Renaissance amérindienne" s'amuse à brouiller les pistes pour mieux dire cette histoire des autochtones, indissociable de l'histoire de l'Amérique. Une histoire commune à tous ses membres, hantée par la violence d'un impérialisme visant à annihiler jusqu'à l'âme de ceux qu'elle a colonisés. Mais comme le dit Tookie, "nous ne sommes toujours pas assez colonisés pour adopter la mentalité de la langue dominante".

Sa langue, ses mots, Tookie se les choisit. De la "sentence" qui la condamne à 60 ans de prison, elle préfère retenir la première définition qu'elle trouve dans son dictionnaire, de ce mot anglais à double sens ("sentence" signifie à la fois sentence et phrase). "Quand j'ai lu cette définition pour la première fois, les exemples en italique m'ont émerveillée. Ce n'étaient pas de simples phrases, me suis-je dit. "La porte est ouverte. Fonce !" C'étaient les plus belles phrases jamais écrites." Plus loin, on s'arrête sur la définition chimique et botanique du mot "déliquescence", un mot qui dit bien l'impression que ressent Tookie, parfois, de se "dissoudre".

"Le fait est que la plupart des Indiens doivent effectivement piocher ici et là pour débrouiller leur identité. Nous avons subi des siècles d'effacement. On nous a condamnés à vivre dans une culture de remplacement. Alors, même élevés dans le strict respect de nos traditions, nous adoptons forcément en partie une perspective blanche."

Louise Erdrich

"La Sentence", p. 392

La romancière inscrit dans son récit l'actualité récente. La crise sanitaire. L'assassinat par un policier de George Floyd. Deux événements que l'on voit à travers les yeux de Tookie, et du petit monde qui l'entoure. Grâce à cet extraordinaire tissage narratif, et à une écriture d'une vivacité éblouissante, Louise Erdrich parvient à offrir un roman d'une profondeur sans limites, qui ouvre une multitude de champs de rêveries, de manières de penser, de résister, ou de se révolter.

"Même si beaucoup d'entre nous ne parlent pas leur langue maternelle, beaucoup obéissent à une logique héritée de ces mêmes langues. De cette générosité. En anishinaabemowin, la langue de ma tribu, cela inclut des formes complexes de rapports humains et d'infinies façons de plaisanter", nous dit Tookie. Toutes ces formes de rapports humains, mais aussi ces manières de penser, de voir la vie, et de résister, Louise Erdrich les dessine dans ce roman étrange, tentaculaire et passionnant.

La langue est au cœur de ce roman, également rempli d'amour, jusqu'au débordement. Amour pour une humanité extraordinairement riche et complexe. Amour filial, et surtout, amour des livres, dont les mots hantent les allées de la librairie où Tookie doit affronter ses propres fantômes, comme l'Amérique ses spectres dans la respiration empêchée d'un homme noir, étranglé par un policier. Ce roman profond, tentaculaire et étrange au sens où il éveille notre curiosité d'une altérité, s'achève sur la "liste totalement partiale des livres préférés de Tookie", invitant à poursuivre l'aventure.

Couverture du roman "La Sentence" de Louise Erdrich, septembre 2023. (ALBIN MICHEL)

"La Sentence" de Louise Erdrich, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sarah Gurcel (Albin Michel, 448 pages, 23,90 euros).

Extrait :

"C'était l'heure dorée. Elle clôturait une journée de répit dans la chaleur de plomb. Une brise fraîche faisait parfois tomber de minuscules pommes vertes. La garde nationale était partie, et les personnes déplacées par la Covid et les émeutes campaient ou cherchaient un abri ; en chemin, on avait vu des grappes de tentes par dizaines. Mais la ville gardait ses profondeurs vertes. Nous étions assis chacun de notre côté du tout petit jardin d'Asema, Pollux et moi sur de vieilles chaises en métal bleu, elle sur une chaise en aluminium d'où pendait un filet en plastique rouge. Les feuilles effilées d'un févier dansaient, chatoyantes, dans les rayons obliques du couchant. Sous leurs ombrelles de feuilles mouchetées, les fleurs de courgette illuminaient le jardin négligé. Des bourdons au lourd arrière-train et des libellules fuselées allaient et venaient dans le mauve intense des monardes sauvages.
Un jeune hanneton curieux s'est immobilisé devant mon visage et j'ai retenu mon souffle. On m'adressait des adieux. Quand l'insecte a disparu, j'ai fermé les yeux pour retenir son iridescence.
"Au revoir petit Dieu." (La Sentence, p. 335)

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.