Cet article date de plus d'un an.

"L’Embaumeuse", un premier livre de Juliette Cuisinier-Raynal : quatre saisons en compagnie des morts

L’ex-thanatopractrice Juliette Cuisinier-Raynal signe ici une aventure tendre et grinçante sur la place des morts dans nos sociétés.
Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
Portrait de Juliette Cuisinier-Raynal à Paris, le 13 juin 2023. (J.F. PAGA)

Si la mort reste un thème omniprésent dans la production culturelle ambiante, elle est devenue une abstraction dans nos quotidiens. Un euphémisme permanent. On ne meurt pas, on "disparaît", les veillées funèbres à domicile se raréfient, les délais d’inhumation raccourcissent, bref, on passe à autre chose le plus vite possible. Mais à quel prix ? Juliette Cuisinier-Raynal elle, embrasse pleinement le thème en ancienne thanatopractrice avec un récit, son premier livre, L'Embaumeuse, qui sort chez Grasset le 18 octobre.

"Au service des corps"

L'histoire : Alors qu’elle est franchement enceinte de son dernier enfant, Juliette Cuisinier-Raynal en profite pour faire le point sur sa vie. Passionnée depuis l’enfance par les rituels funéraires de l’Egypte antique, la créatrice de bijoux se souvient avoir été marquée par la mort de sa tante "ramassée par terre, au froid du petit matin dans sa chambre, rapidement déposée dans son cercueil, pas coiffée et à peine apprêtée". L’idée lui vient de se mettre "au service des corps et non plus des bijoux". Diplôme de thanatopractrice en poche, elle enchaîne les soins de conservation en mode combat, possédée par sa mission auprès de "ces anciens vivants" (près de 800 au total) à qui elle redonne forme humaine avant le dernier voyage.

Couverture du livre "L'Embaumeuse" de Juliette Cuisinier-Raynal. (GRASSET)

L'Embaumeuse est le récit de ce quotidien. On la suit avec délectation à la rencontre de ces défunts qu’elle appelle tous par leur prénom, dans de courts chapitres au style alerte. Impossible de ne pas s’attacher à Fikri, à la belle Huguette, à David ou Jeanine. Il arrive que certains s’invitent à ses côtés pendant qu’elle s’active sur la table en inox, penchée au-dessus des dépouilles. Elle sent leur présence, leur tristesse. "Ce n’est ni rationnel, ni explicable, juste intuitif." De beaux chapitres où elle livre une réflexion très personnelle sur le visible, l’invisible, "la mort du corps, l’âme hors du corps".

"Regardez vos morts, n’ayez pas peur de leur prendre la main"

Par moments, le récit frise la comédie noire, comme ce jour où Pierre et ses 100 kg tombent de la table (un passage en or sur les efforts insensés déployés pour le remettre d'équerre) ou quand "le tuyau de ponction sanguine est sorti soudainement de son embout, dessinant dans les airs une grande et large arabesque". Très drôle aussi la litanie du vestiaire fourni par les familles : le slim, le legging, la robe de mariée, les chaussettes de contention. "Parce qu’a posteriori, le défunt ne devrait plus marcher et donc ne plus avoir de problème de circulation. On peut s’en passer et éviter ainsi les crises de nerfs chez les thanatopracteurs."

Ces instantanés en disent long sur ceux qui restent. Entre les uns qui ne prévoient rien, les autres qui se coupent en quatre, les comptes ne sont pas bons. "Je pris conscience de la hauteur du mur qui séparait nos deux mondes : celui des vivants et celui des morts. Écrire sur ces derniers devenait ainsi le moyen d’éclairer l’opacité du monde funéraire, de dire aux vivants : regardez vos morts, n’ayez pas peur de leur prendre la main ! Bien les accompagner, c’est prendre soin d’eux. Mieux les quitter, c’est prendre soin de soi."

Marchandisation de la mort

L’autrice dénonce aussi les abus du petit business de la mort. Au scalpel. Ces entreprises aux marges indécentes qui surfacturent des soins, parfois inutiles, aux familles. "Ils sont formés à vendre des prestations comme des options sur les véhicules. Certains n’ont même jamais vu un mort." Et déplore qu’il n’existe aucune alternative à la tristesse des chambres funéraires "conçues pour que les vivants n’aient qu’une envie : celle de déguerpir". Sans réclamer le retour du faste égyptien, comment ne pas s’interroger sur ce qui s’est manifestement perdu en route pour en arriver là ? Juliette finira par raccrocher la blouse au bout d’un an. Épuisée par le rythme et la dureté d’un travail définitivement pas comme les autres. "Vendre la mort comme un produit de consommation nous fait oublier que c’est notre lien aux défunts qui fait de nous des êtres civilisés." Pour autant, aucune amertume n’est perceptible à l’issue de cette reconversion de l’extrême. Bien au contraire. On referme le livre regonflé à bloc. Un pur concentré de vie.


"L’Embaumeuse", Juliette Cuisinier-Raynal (Éditions Grasset, 180 pages, 18,50 euros)


EXTRAIT

"Je ne crois pas qu’on puisse mourir en se fichant de son enveloppe charnelle. Les gens qui disent "Bah quand t’es mort, t’es mort… qu’est-ce que ça peut faire de comment est ton corps ?" sont des gens qui n’ont pas changé quatre fois de gants et passent un quart d’heure en apnée un jeudi matin à 9 heures.
Ce qui me tient quand je crois que je vais flancher, c’est la promesse de voir Jeanine repartir belle et pomponnée dans la cellule réfrigérée, amusée d’avoir partagé avec elle ce petit moment d’"humanité" qu’aucun membre de sa famille ne pourra soupçonner.
Toulouse-Lautrec avait dit cela de son art : finalement la peinture ou la thanatopraxie, c’est comme la merde, ça ne s’explique pas, ça se sent." (L’Embaumeuse, page 44)

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.