"Avers, des nouvelles des indésirables" : la peinture mélancolique d'un monde en voie d'extinction, par J.M.G. Le Clézio
Le prix Nobel de littérature 2008 évoque dans les huit nouvelles qui composent ce recueil le parcours de personnages en marge, souvent "invisibles", de Paris à l'Ile Maurice, en passant par l'Amérique du Sud ou le Moyen-Orient. Avers, des nouvelles des indésirables est paru le 2 février aux éditions Gallimard.
Maureez, Chuche, Juan, Mano, Aminata, ils sont migrants, exilés, enfants des rues, adolescents livrés à eux-mêmes, "fantômes dans la rue". Indiens, Africains, Mauriciens, Mexicains, ils ont en commun de vivre du mauvais côté d'un monde régi par la violence, qui ne veut pas d'eux. Chacun à sa manière, ils cherchent une issue, tentent d'échapper à leur destin, de préserver ou de renouer avec leurs racines.
La jeune Maureez quitte sa maison pour échapper à la violence de sa belle-mère, et trouve dans le chant la voie de sa liberté. Ailleurs sur la planète, en Amérique du Sud, Chuche s'est mise en marche avec Juanico pour fuir "le campement des frères Palomino, là où sont enfermés les enfants esclaves". Ils marchent sans s'arrêter dans un pays en guerre jusqu'à croiser un vieillard bienveillant et un refuge dans un village bien loin de chez eux.
Ailleurs encore, Juan, Mano, Bravo, Chepo… font partie d'une bande de gamins des rues de Nogales. Ils traversent la frontière par les canalisations pour déambuler dans les parcs radieux d'un pays où "même les voix des adultes font de la musique, elles parlent dans leur langue mystérieuse et glissante", un pays "où les enfants ont de baskets propres, décorées de bleu et de rouge, avec des bulles lumineuses dans les semelles". Mais l'escapade est de courte durée. Les hommes de ce pays à la voix si douce se chargent de renvoyer les rats chez eux. Ailleurs encore, Yoni retourne dans la forêt de ses ancêtres, un monde "proche de la perfection", "un monde de beauté, d'amour et d'intelligence", qu'il retrouve juste avant que les narcotrafiquants ne l'anéantissent…
"Etrebbema", ou l'inframonde
J.M.G. Le Clézio sonde l'"inframonde" ("Etrebbema" en langue emberà, un peuple vivant dans les forêts situées à la frontière entre le Panama et la Colombie, bien connu de J.M.G. Le Clézio qui y a fait plusieurs séjours dans les années 70). L'écrivain déroule le destin de ses personnages dans des textes portés par une langue nourrie de multiples cultures en voie d'extinction. La forêt, les chants, les mots, les coutumes, les parfums, les goûts, les croyances composent ces mondes disparus, des mondes divers, ancestraux, que l'écrivain dépeint avec une joie mélancolique. Un monde dont ces parias sont, autant qu'ils le peuvent et souvent sans le savoir, les derniers gardiens.
Témoin du temps, J.M.G. aborde tous les thèmes qui traversent son œuvre depuis Désert. Il donne voix ici à une humanité sacrifiée, celle qui faisant corps avec la nature passe comme les arbres, comme la flore, comme la faune, sous le rouleau compresseur d'un désir de pouvoir et de richesse sans limite. "Pourquoi les berceuses sont-elles souvent tristes ?" interroge l'écrivain dans La rivière des Taniers, la plus autobiographique de ces nouvelles.
"Dors bébé, ou ils viendront te manger ce soir, les démons, les tigres, les poissons féroces, dors sinon ils pourront entrer par tes yeux et te dévorer de l'intérieur", chantent les mères emberà à leurs bébés. "Retrouve-t-on ce qui est perdu ? Est-ce que ce qui est perdu est perdu à jamais ?", interroge l'écrivain, qui par la magie de la littérature, débusque dans les ombres la lumière, l'espoir, et l'humanité.
"Avers, des nouvelles des indésirables", de J.M.G. Le Clézio (Gallimard, 224 p., 19,50 €)
Extrait :
"Yoni n'oublierait pas sa première nuit en forêt. L'orage avait déversé des trombes, le vent secouait les arbres comme si une main les tenait pas les racines. Le fracas venait de tous les côtés à la fois, un bruit de chemin de fer, avait pensé Yoni, ou plutôt un buit d'animmal furieux piétinant la terre, le bruit de la forêt vivante, du fond du ciel, de la puissance du fleuve. Il n'y avait pas d'heure, pas de barrières, aucun abri. Seulement les vagues de pluie, le dieu tonnerre caché quelque part en haut des fleuves qui frappait de sa main jusqu'à perdre ses griffes, c'est ce qu'on lui expliquerait plus tard, le paatun ishkier Kusar, l'ongle du tonnerre. Et sans doute cela réveillait quelque chose en lui, d'un temps lointain, un temps avant son enfance chez les Declan." (Avers, p. 192)
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