"Internet peut redevenir un bien commun si nous nous emparons des outils alternatifs aux Gafam" : entretien avec Maxime Guedj, co-auteur de "Déclic"
Les Gafam, ces géants d'internet, n'ont jamais eu autant de pouvoir. Comment résister à leur emprise ? Une profusion d'outils alternatifs et de solutions respectueuses existent. Le confinement est le bon moment pour les découvrir.
Le pouvoir des géants américains Amazon, Facebook, Google, Instagram ou Netflix ne cesse de s'étendre sur nos vies et nos démocraties. Non contents de nous rendre accros et d'exploiter nos données privées en permanence, les Gafam contribuent à la disparition de pans entiers de l'économie.
Il existe pourtant un autre Internet à portée de clics, respectueux de nos libertés. Les outils existent, à nous de nous en emparer pour construire le web de demain : c'est ce que nous dit l'ouvrage Déclic de l'ancien start-uper Maxime Guedj et de la journaliste Anne-Sophie Jacques, paru fin février aux éditions Les Arènes. Conçu comme un véritable manuel d'auto-défense du citoyen connecté, Déclic contient un volet pratique bourré de solutions et de conseils alternatifs, pour refaire d'internet un bien commun. Ce temps de confinement est l'occasion ou jamais de les tester.
Dans cet entretien, Maxime Guedj nous fait part de ses réflexions et livre à franceinfo Culture quelques-uns de ses précieux conseils.
Que vous inspire la situation actuelle ?
Maxime Guedj : Ce que je remarque c'est que toutes les communautés qui défendent des alternatives aux Gafam et leur monde, notamment l'association Framasoft qui propose des outils alternatifs basés sur des logiciels libres, connaissent en ce moment une affluence énorme sur leurs serveurs. Ils sont sur le pied de guerre et travaillent jour et nuit à augmenter la puissance de leurs machines, pour pouvoir répondre à la demande. C'est un signe encourageant, quelque chose bouge. Nous sommes dans un moment assez particulier, beaucoup de gens découvrent pour la première fois le télétravail, ils ne connaissaient pas les outils auxquels les entreprises plus connectées sont habituées et c'est le bon moment pour leur dire qu'il n'y a pas que Google. Il faut les informer de l'existence d'outils respectueux des libertés parce qu'une fois prises les mauvaises habitudes, ce n'est pas facile d'en sortir.
Comment en sortir justement ?
Il faut prendre conscience de l'incidence qu'ont nos usages sur l'avenir connecté. Ces dernières années, nous avons compris que nous ne participons pas au même avenir si nous nous nourrissons avec une alimentation issue de l'agriculture industrielle ou issue des filières bio et durable. Et bien, c'est la même chose concernant internet : lorsque j'utilise un logiciel, une appli ou un outil, je dois me demander si je participe à quelque chose qui au fil du temps va contribuer à me rendre accro et porter atteinte à mes libertés et celles de mes proches ou bien si je participe à faire grandir et émerger une société où internet est véritablement un outil d'émancipation collective et où la connaissance est redistribuée.
Comme le dit Edward Snowden, internet n'est que ce que nous en faisons...
Exactement. Il ne faut jamais oublier que c'est nous qui faisons Facebook et Instagram : si ces plateformes ont autant d'intérêt c'est parce ce que nous y sommes, c'est parce que nous les alimentons, et ce gratuitement. Si nous en sortons et allons ailleurs, c'est ailleurs que cela se passera. Instagram et Facebook en soi ne sont que des plateformes qui agrègent des contenus et agencent une organisation bien précise entre leurs usagers. Cette période de confinement est un bon moment pour découvrir les alternatives, pour effectuer ce pas de côté auquel nous invitons dans notre livre Déclic.
En même temps, dans cette période de pandémie, internet n'a jamais autant montré son bon coté de lien social. Qu'avez-vous envie de dire aux utilisateurs enthousiastes actuels ?
J'ai envie de leur dire qu'il y a le téléphone qui marche aussi très bien pour le lien social et surtout qu'internet est une technologie qui permet de connecter des machines ensemble : internet ce n'est pas Facebook ou Google. De la même manière que les réseaux sociaux, ce n'est pas Facebook ou Twitter et la visioconférence ce n'est pas Skype ou Zoom. Il est important de différencier l'outil et les applications qui vont autour. Par ailleurs, il faut avoir un souci du soin collectif. Par exemple, face à une information angoissante à propos du coronavirus, on va avoir tendance à la renvoyer à tout le monde. Mais ne faudrait-il pas prendre un peu de recul ? Et si on tentait de ne partager qu'une seule chose par jour ? Préferiez-vous partager un lien vers les concerts proposés par l'Opéra de Paris par exemple ou bien un enième article anxiogène sur une situation à laquelle on ne peut rien et qui va à son tour angoisser les autres ? C'est comme si on diffusait des sortes de particules fines qui vont polluer notre mental collectif. Sans compter qu'il y a aussi la vraie pollution avec l'empreinte carbone des plateformes...
Dans votre livre, vous insistez sur le fait qu'internet est un bien commun qui a été confisqué par les Gafam, un bien à se réapproprier en passant par d'autres qu'eux.
Comme on le raconte dans le livre, un commun est une ressource mise à la disposition de tous, mais ça inclut aussi un mode de gouvernance élaboré par ses usagers afin de protéger et assurer la pérennité de ce commun dans le temps. La célèbre encyclopédie en ligne Wikipédia constitue à ce titre un exemple de réussite de commun numérique. Les logiciels libres, de leur côté, assurent un certain nombre d'engagements quant à leur fabrication, comme l'agriculture bio vis à vis de l'agriculture industrielle. Chacun peut se les ré-approprier et les adapter à son propre usage, ou encore vérifier qu'ils ne font que ce qu'ils sont censés faire. Tout est transparent et cela pousse vers des modèles économiques plus sains qui favorisent l'émergence de compétences et richesses locales. Ce n'est pas gratuit et cela fonctionne le plus souvent à la contribution, par son propre temps ou bien financièrement au travers de donations.
Il s'agit donc de s'engager ?
Oui, parce que ça vaut le coup de participer aux entreprises, collectifs, coopératives ou associations à taille humaine qui mettent ces solutions en oeuvre et ne sont pas soumises aux pressions de monopoles mondiaux, ni n'ont aucun intérêt un jour à exploiter nos données privées. Quand on dit qu'internet est un bien commun, oui, il peut le redevenir si nous y participons toutes et tous. La bonne nouvelle, c'est qu'il y a des communautés vives qui fabriquent des outils alternatifs depuis longtemps, que ces outils alternatifs arrivent à maturité et sont utilisables par toutes et tous. Ce dont il y a besoin maintenant c'est que les usagers aillent souffler dans les voiles de ces nouvelles initiatives parce qu'elles sont intéressantes à tout point de vue, aussi bien des usagers que de la démocratie et même de l'économie locale.
Concrètement, quelles sont les habitudes qui vous paraissent à la fois simples et essentielles de changer aujourd'hui, maintenant qu'on a un peu plus de temps ?
Une des premières choses c'est de changer de navigateur. Il participe à définir les capacités des fonctionnalités des sites internet dont on va pouvoir profiter. Aujourd'hui il y a trois navigateurs connus : celui qui a le plus d'utilisateurs c'est Chrome de Google, ensuite il y a Safari de Apple et il y a Firefox de chez Mozilla. Chrome sera toujours susceptible de pister ses usagers de par le modèle économique de Google et Apple faisait partie des entreprises surveillées par la NSA suivant les révélations d'Edward Snowden. Là où on a de la chance, c'est qu'il existe Mozilla qui est une association à but non lucratif avec un navigateur libre : Firefox. Eux, c'est vraiment leur cheval de bataille la protection des usagers et cette vision d'un internet commun fidèle à l'inspiration originelle du web. Donc la première chose à faire c'est de supprimer Chrome ou Safari et d'installer Firefox sur son ordinateur et sur son mobile.
Après le navigateur, aurions-nous intérêt à changer de messageries ?
Oui, un des usages à changer c'est Whatsapp et Messenger, les deux appartiennent à Facebook, et on ne peut donc pas leur faire confiance. Même si les échanges sur Whatsapp sont chiffrés, en réalité ils collectent toutes les métadonnées c'est à dire pas le contenu de la conversation mais tout ce qui est autour : avec qui on communique, à quelle fréquence, à quelle heure, de quel endroit, est-ce qu'on a envoyé de la photo, de la vidéo etc. Cela permet à Facebook d'avoir une base de données pour cibler encore mieux les publicités. La meilleure alternative, recommandée notamment par Snowden, c'est de passer à Signal qui est chiffrée de pairs a pairs et entretenue par une association à but non lucratif. C'est un premier pas mais il y en a d'autres, que nous détaillons dans le livre. Les limites, c'est que ça reste un système centralisé et le mieux c'est de passer à des messageries chiffrées qui sont interopérables mais un peu plus complexes à mettre en oeuvre pour l'heure, comme Riot qui utilise une technologie ouverte intitulée Matrix. Avec ça, tout le monde peut créer son serveur de messagerie instantanée et une entreprise peut mettre en place et proposer à ses employés un espace de communication protégé.
Quel est l'avantage d'un système décentralisé ?
Un système décentralisé c'est une autre vision d'internet, comme les circuits courts des Amap pour l'agriculture. C'est d'ailleurs ainsi qu'a été pensé internet à la base, ce n'est donc pas étonnant que l'on y revienne. De la même façon qu'on se rend compte actuellement que ce n'était peut-être pas une bonne idée d'avoir toute notre production de Doliprane en Chine, c'est la même chose sur internet : on se rend compte que finalement ce n'était pas très malin de mettre toutes nos vies personnelles sur des machines sur lesquelles on ne sait absolument pas ce qui se passe et qui en plus sont dans un pays étranger. On a été un peu trop enthousiastes avec tout ça et il est temps de reprendre le contrôle.
Concernant la visioconférence, très sollicitée en ce moment, que recommandez-vous?
Je conseille d'utiliser un service de visioconférence hébergé par une association ou une coopérative sur du logiciel libre. Plutôt que d'utiliser Skype ou Zoom, on peut très bien participer à un écosystème d'entreprises ou de petites collectivités qui respectent la vie privée tout en participant à redistribuer des compétences autour de nous et favoriser l'émergence d'une économie locale. Je pense à Jitsi ou BigBlueButton, qui sont en open source, gratuits et multiplateformes. Pour utiliser ces alternatives il faut trouver des entités qui les hébergent sur leur serveur. Le faire soi-même est souvent complexe et c'est là qu'intervient notamment le collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires CHATONS, où l'on peut trouver une multitude de propositions d'accès à ces outils libres, pour un usage particulier ou professionnel.
Ensuite il y a la question du moteur de recherche.
Avec Qwant il y a eu un motif de fierté nationale de pousser un moteur français, c'est important de réaliser qu'on peut s'attaquer à une technologie aussi poussée, et qu'il n'y a pas que Google. Dans le livre on parle d'autres moteurs de recherche et notamment de Duck Duck Go, qui protège les données et ne fait pas de publicité ciblée. Il y a Ecosia aussi qui s'engage à avoir une démarche éco-responsable en plantant des arbres. Après c'est vrai que ces moteurs sont un peu moins instinctifs que Google, qui dispose d'un tel volume de données qu'il anticipe davantage ce qu'on peut rechercher même si la formulation de notre recherche – mots, phrase – n'est pas parfaite. Avec les moteurs de recherche alternatifs il faut être un peu plus malins dans les mots clés qu'on va entrer pour trouver la bonne information. Il ne faut pas avoir peur de descendre en bas de la page de résultats. Cela ne veut pas dire qu'ils seront toujours comme ça. Pour reprendre cette métaphore sur le bio, quand on mange bio on accepte d'avoir des légumes imparfaits.
Etes-vous inquiet de la tournure que prennent les choses actuellement ?
On voit bien qu'il y a actuellement une vraie prise de conscience écologique, mais ce n'est pas le cas du côté du numérique. Ce qui m'inquiète c'est qu'il y a une défiance par rapport au numérique, du fait des excès de Facebook, Google et des Gafam, mais en fait il ne faut pas tout jeter, des alternatives existent si l'on veut utiliser internet de façon responsable et éclairée. Pour parler d'internet, le philosophe Bernard Stiegler utilise le terme de Pharmakon, ça vient de pharmacopée : ça peut être à la fois un remède, un poison ou un bouc émissaire. Tout dépend des politiques qui sont autour. Ce que nous essayons de faire comprendre avec ce livre aussi c'est qu'internet est politique, qu'on le veuille ou non. La technique ce n'est pas neutre, c'est politique. On a pensé pendant trop longtemps, moi compris en travaillant dans des start-up, au challenge, au défi technique, sans forcément avoir en tête les conséquences que cela pourrait avoir. Internet, en tout cas l'infrastructure telle qu'elle est en place aujourd'hui, permet un usage assez autoritaire des données par le gouvernement. La Quadrature du Net est l'association à suivre sur ces sujets, ils travaillent dur pour susciter une prise de conscience collective sur ces questions. De la même façon qu'aucun politique ne prend désormais la parole sans parler d'écologie, il faut que demain les politiques aient un avis sur ces questions. Il faut qu'aux prochaines élections européennes et nationales on exige des politiques qu'ils aient dans leur programme des engagements forts concernant le numérique.
L'ouvrage Déclic (éditions Les Arènes) de Maxime Guedj et Anne-Sophie Jacques est sorti le 26 février 2020
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