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Festival America : pour son président Francis Geffard, "les peuples autochtones font désormais partie de la conversation"

Cette année, à l’occasion du 530e anniversaire de la découverte de l’Amérique, le festival de littérature America de Vincennes fait entendre les voix des auteurs autochtones, Indiens des États-Unis et du Canada.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Francis Geffard, éditeur et président fondateur du Festival America, le 24 septembre 2010 (BERTRAND LANGLOIS / AFP)

Le festival America, qui se déroule à Vincennes (Val de Marne) du 22 au 25 septembre 2022, a choisi cette année comme thème "Les voix de l’Amérique", et parmi ces voix, souhaite faire entendre celles longtemps ignorées des peuples dits "premiers".  Le festival accueille à cette occasion une importante délégation d’écrivains appartenant à des communautés autochtones du Canada et des États-Unis.

Francis Geffard, président fondateur du festival America et directeur de la collection "Terre d’Amérique" chez Albin Michel explique à franceinfo Culture l’importance capitale de ces voix dans la littérature contemporaine américaine, et en quoi ces voix peuvent nous ouvrir des champs de réflexion passionnants sur les grandes questions qui traversent notre présent.

Franceinfo Culture : Pourquoi ce coup de projecteur cette année sur les auteurs autochtones ?

Francis Geffard : Cette question a  toujours été présente à la manière d'un fil rouge dans le festival. Cette 20e édition d'América se déroule à quelques jours seulement du 530e anniversaire de la découverte de l'Amérique, 1492/2022. En 2002 on avait décidé de réunir des écrivains des deux Amériques. Cette année, on a décidé de faire quelque chose autour des voix d'Amérique. La voix d'un écrivain sert à énormément de choses, à raconter, mais aussi à signaler sa présence, à combattre et à protester. C'est dans cette thématique principale que vient s'inscrire la voix des auteurs autochtones. Ce sont des gens qui pendant très longtemps ont été réduits au silence, à la fois victimes de la colonisation et victimes de l'acculturation. Cela fait seulement quelques années que leurs voix se font entendre. Et ces voix résonnent sur des tas de thématiques liées à la protection de l'environnement, au réchauffement climatique, et aussi à toutes les questions qui tournent autour de la nature, de l'identité et de la culture. Une grande partie du festival va se dérouler autour de ces questions d'écologie, d'environnement. On est à une époque où on se pose énormément de questions sur "là où on va". Il est assez facile de constater que les défis qui se présentent à nous sont importants, et qu’on ne sait pas très bien comment on va s'en sortir. De tout ça bien sûr il va être question à Vincennes pendant le festival et ces peuples dits "premiers" ont vraiment quelque chose à faire entendre.

"Ces peuples ne sont pas des peuples qui appartiennent au passé. Ils sont des peuples d'aujourd'hui et c'est là où nous nous rejoignons les uns et les autres, parce que toutes les questions dont ils sont porteurs nous préoccupent également"

Francis Geffard

à franceinfo Culture

Nous avons invité des auteurs mais aussi des journalistes autochtones, des représentants de diverses tribus, des militants pour la cause environnementale, des gens qui militent pour le respect des traités et contre l'exploitation des ressources naturelles dans les réserves indiennes.

Y a-t-il une spécificité de cette littérature ?

Je pense que de la même manière qu'il y a mille façons d'être Français, il y en a autant d'être autochtone. Après, comme le fait d'être Français, on est héritier d'un passé commun, d'une culture commune. Ce que l'on peut dire, c'est que dans leurs œuvres résonne un monde ancien. Il y a véritablement ce poids du passé, et il y a le poids de traumas, qui est extrêmement présent. Il y a aussi à mon avis un rapport au temps qui est assez différent. Dans énormément d'œuvres, on trouve une dimension circulaire au temps, qui n'est pas aussi tranché que les occidentaux, le temps est plus souple. Et ça, ça se ressent dans la construction des romans, et il n'y a pour ainsi dire pas de rupture, il y a une sorte de linéarité du temps. C'est également une littérature de l'oralité, qui joue un rôle très très important.

"Les peuples premiers n'étaient pas des peuples de l’écrit mais ils possédaient des histoires, des récits, des chants, des prières etc. Et tout cela transparaît aujourd’hui dans les œuvres".

Francis Geffard

à franceinfo Culture

Ce que l'on peut noter aussi c'est une relation particulière au vivant. Dans nombre de ces œuvres, on va trouver une relation à ce qui vit, radicalement différente de celle des Européens. Pour nous la nature est quelque chose à part, alors que pour les autochtones, l'homme ne fait qu'un avec la nature. Le concept de nature leur est pour ainsi dire étranger. Et aujourd’hui encore, même si l'acculturation a réduit énormément l'originalité de ces cultures, il n'en reste pas moins vrai que la relation à un paysage, à une montagne, à une rivière, à des animaux, à des végétaux, est radicalement différente de la nôtre.

Pourquoi cette littérature amérindienne a-t-elle mis si longtemps à sortir de l’ombre ?

Cette littérature a mis un certain temps avant de gagner ses galons au sein de la littérature américaine contemporaine. Ces auteurs ont été victimes de l'image qu'on leur a collée. Non seulement les Indiens ont été colonisés de façon totale, mais au cours de l’histoire, les Occidentaux ont plutôt pensé à prendre qu'à donner et ont ainsi aussi perdu des occasions vraies de rencontrer l'autre et de mettre en commun des choses.

"L’image des Indiens a été complètement détournée, elle est devenue un élément à part entière de l'inconscient collectif américain."

Francis Geffard

à franceinfo Culture

Finalement la chose qu'il y avait en Amérique et pas ailleurs, c’était les Indiens, qui étaient tantôt vus comme des sauvages ou tantôt comme des êtres un peu extraordinaires, tel le noble sauvage cher à Rousseau. Soit sous-humains, soit surhumains. Pour résumer, c’est l’image de I’indien dans le western. Donc ce sont des gens qui ont été victimes à la fois dans la réalité mais aussi dans l’imaginaire. C’est vrai que du coup, pendant longtemps on les a limités à cela, à une image un peu nostalgique, dans les tons sépia et finalement on est passés totalement à côté de la rencontre parce que l’Indien était cantonné à ce domaine de l’enfance ou de l’adolescence attardée. Alors que ces cultures véhiculent des questions qui sont essentielles. Les peuples dits "premiers" sont porteurs de questions qui ne sont pas des questions du passé mais des questions éminemment contemporaines, l’identité, la culture, les relations à l’environnement, la solidarité entre les générations, Ils nous interrogent de nombreuses façons.

Quels auteurs autochtones que vous recommanderiez pour entrer dans cette littérature ?

Il y a deux auteurs autochtones qui dans l’histoire de la littérature américaine ont joué un rôle tout à fait particulier, l’un c’est N. Scott Momaday. C’est un Indien Kiowa d’Oklahoma, il est le premier Indien à avoir reçu le prix Pulitzer pour un roman qui s’appelle Une maison faite d’Aube qui a été réédité en 2020 dans une nouvelle traduction (chez Albin Michel, ndlr). Il est poète essayiste, il a été professeur à l’université, spécialiste de la poésie élisabéthaine.

L'écrivain américain Scott Momaday, en 2001 à Saint-Malo (ULF ANDERSEN / ULF ANDERSEN)

Et l’autre auteur autochtone qui, cinquante ans après N. Scott Momaday, a reçu le prix Pulitzer avec son livre Celui qui veille (Albin Michel, 2021), est Louise Erdrich, une Indienne Ojibwa, originaire de la réserve Turtle Montain dans le Dakota du Nord. Chez ces deux écrivains on retrouve toutes les caractéristiques de cette littérature : les échos du passé, l’oralité, le sens du sacré - qui est quelque chose de très important -, le rapport au monde, le rapport au vivant, le rapport à l’espace, au paysage.

L'écrivaine américaine Louise Erdrich en mai 2016  (JENN ACKERMAN/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA / THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA)

Louise Erdrich a produit une œuvre très importante, elle a écrit une vingtaine de romans, de la poésie, des nouvelles, et elle est aujourd’hui considérée comme un des écrivains américains majeurs, tout comme N. Scott Momaday, mais cette reconnaissance n’est pas allée de soi. 

"Cette question indienne n’est pas facile à appréhender, elle est douloureuse, ce n’est pas une question marquée sous le sceau de la légèreté, mais de mon point de vue elle est absolument capitale."

Francis Geffard

à franceinfo Culture

Le fait qu’il se soit écoulé plus d'un demi-siècle entre ces deux prix Pulitzer donnés à des auteurs autochtones nous interroge. Mais c’est peut-être parce qu’ils représentent le péché originel. Comme disait Faulkner "le passé n’est pas mort", ce qui est très indien car pour les Indiens le passé existe autant que le présent, et Faulkner disait que si on voulait comprendre l’Amérique il fallait s’intéresser à la question indienne : c’était une chose à laquelle il avait beaucoup réfléchi, une chose qui a aussi habité très longtemps Jim Harrisson, l'un des écrivains américains qui a été très marquant pour les lecteurs français. 

Qu’est-ce que cette littérature amérindienne peut nous apporter, à nous Occidentaux ?

Je serais tenté de dire que pendant longtemps les Européens et les Américains du Nord ont pensé être en possession de toutes les réponses et ont été surtout préoccupés par le développement et par le capitalisme qui a consisté entre autres à piller les autres continents. On voit aujourd’hui où cette logique nous a menés. La destruction de ces peuples à travers le monde est allée de pair avec la destruction du monde du travail, avec le peu de considération pour la vie de certains d’entre nous. On voit bien qu’on arrive un peu au bout de cette logique matérialiste, consumériste, basée sur le profit. Nous avons eu un rapport au monde qui n’a obéi qu’à la loi du profit, et aujourd’hui je serais tenté de dire un peu trivialement qu’on nous présente l’addition, alors que tous ces peuples autochtones avaient des pistes de développement qui étaient très différentes de cette logique. Donc je pense que désormais ces populations autochtones font partie de la conversation. Et c’est passionnant.

En quoi la littérature indienne nous éclairet-elle sur l’Amérique ?

J’ai été l’un de ses principaux passeurs de cette littérature-là. A l’époque où j’ai commencé à travailler sur ce sujet, ces auteurs étaient laissés de côté car ils n’étaient pas considérés comme dignes d’intérêt pour toutes les raisons que j’ai évoquées précédemment. 

Je vois une grande proximité entre la littérature afro-américaine et la littérature autochtone. Mais attention, ce n’est pas parce qu’on est indien qu’on est forcément un formidable écrivain. Ça vaut pour n’importe quelle population. Après, quand on a du talent en tant qu’artiste et qu’on a une vision particulière, bien évidemment c’est à partir de là que l’on fait rejaillir sur sa communauté quelque chose de particulier. Chez Toni Morrison, la chose la plus intéressante, ce n’est pas qu’elle soit noire, c’est être l’écrivain qu’elle a été, et c’est parce qu’elle a accompli ça d’une certaine manière qu'elle a donné un éclairage sur ce que représentait les expériences afro-américaines à travers le temps et toutes les problématiques liées à l’esclavage.

"Je côtoie ce monde depuis plus de quarante ans. Ça n’a pas fait de moi un Indien, mais ça a radicalement changé ma vision intellectuelle de l’histoire, de la culture, de la relation à l’autre."

Francis Geffard

à franceinfo Culture

Tout ça n’est pas très confortable parce qu’il y a une sorte de mise en abyme, mais on est aussi les héritiers de ça, et je pense qu’on est maintenant davantage confrontés à des questions qu’à des réponses. Le monde indien est l’héritier d’une histoire faite de destruction, de mensonge, de duplicité, je crois que dans l’histoire de l’humanité il y a peu de populations qui ont été aussi maltraitées. Quand on contemple un peu ce qu’a été l’histoire américaine, c’est invraisemblable. Mais l’Amérique n’est jamais aussi intéressante que dans ses failles et Dieu sait si elle en a, et c’est peut-être cette idée des failles de l’Amérique, et au-delà les failles du monde occidental, que nous voulons cette année mettre en lumière au festival, et faire l’expérience de l’altérité.

Festival America, Vincennes du 22 au 30 septembre 2022

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