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"L'inconnu de la poste" : Florence Aubenas, plume française du Nouveau journalisme, signe un livre-enquête palpitant

Le dernier livre de Florence Aubenas est une minutieuse enquête sur un crime réel et mystérieux mettant en scène un acteur marginalisé et une postière maniaco-dépressive, racontée comme un polar.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Portrait de la journaliste et écrivaine Florence Aubenas en juin 2018 (PATRICE NORMAND / ÉDITIONS DE L'OLIVIER)

L'inconnu de la poste, paru le 11 février aux éditions de L'Olivier est l'histoire vraie d'un crime, celui de Catherine Burgod, assassinée de 28 coups de couteaux le matin du 19 décembre 2008 dans le bureau de poste du village de montagne de Montréal-la-Cluse, où elle travaillait. Grand reporter au Monde, autrice de La méprise : l'affaire d'Outreau (Seuil 2005) et Le quai Ouistréam (L'Olivier, 2010), Florence Aubenas a rencontré la plupart des protagonistes et enquêté pendant sept ans pour décortiquer les faits de cette affaire, avant de composer ce récit, qui se lit comme un roman policier.  

L'histoire commence par la description majestueuse du décor de ce petit village du Haut-Bugey, en surplomb du lac Nantua, planté "au milieu des à-pics". Autrefois "étape en vogue sur la route de Genève ou de l'Italie", le lac et ses villages environnants ont souffert de la construction dans les années 70 de l'autoroute, et du contournement. Aujourd'hui, dans la région que l'on appelle désormais la "Plastic Valley", ce sont les usines de plastique qui font vivre la population locale. Florence Aubenas note aussi que ce coin d'une beauté sauvage se situe sur la route des trafics de drogue, "pile entre Lyon et la Suisse".

La postière, l'acteur, le crime

Une fois le décor campé, Florence Aubenas nous présente les personnages. Elle commence par une esquisse de Gérald Thomassin, le suspect numéro un. Un peu plus d'un an avant le meurtre, il a débarqué à moto et avec son amie Corinne dans le camping de Nantua, "coquet chapeau de feutre, des gants et un manteau mi-long, en cuir noir". L'homme n'est pas venu en vacances, personne d'ailleurs ne l'a jamais vu dans l'eau, "ni même en maillot de bain". Sans doute un marginal, pense-t-on dans le village.

Ils débarquent dans les campagnes maintenant, moins que dans les grandes villes, bien sûr, mais on en voit passer au bord du lac…

"L'inconnu de la poste", page 17

Gérald Thomassin n'est pas un marginal comme les autres. Il aime dire haut et fort qu'il est acteur. "Ses histoires s'étirent, filandreuses, pleines de détails enchevêtrés. Il est même question d'un César du jeune espoir qu'il aurait gagné au début de sa carrière".  

La journaliste poursuit avec la victime, Catherine Burgod, employée du petit bureau de poste de Montréal-la-Cluse. La quarantaine, tempérament solaire, mais avec "des jours sans", elle est la fille unique d'un notable local, adjoint à la mairie. Son petit bureau de poste est devenu le lieu de rendez-vous avec ses amies, un petit groupe de femmes du village qui se connaissent depuis l'enfance et se retrouvent presque chaque matin pour "refaire le monde".  L'année qui précède le meurtre, le divorce difficile de Catherine Burgod d'avec son mari jaloux, et sa dépression, sont devenus les sujets de toutes les conversations de la "bande de la poste".

Entre-temps Gérald Thomassin s'est installé à Montréal-la-Cluse dans un petit appartement qu'il a baptisé "la Grotte"  situé juste en face du bureau de poste, et traîne ses guêtres avec deux autres "marginaux", Tintin et Rambouille, qui partagent canettes de bières et doses d'héroïne. Thomassin, lui, est passé au Subutex.

Quand le corps ensanglanté de la postière est retrouvé le matin du 19 décembre 2008, les soupçons se portent d'abord sur l'ex-mari, puis rapidement sur Gérald Thomassin, qui sait si bien mimer l'attaque au couteau de la postière… Il faudra pourtant près de dix ans avant qu'un nouvel élément rebatte les cartes de cette mystérieuse affaire, à laquelle s'est ajoutée un ultime coup de théâtre survenu en août 2020.

Nouveau journalisme

Le dernier livre de Florence Aubenas, construit exclusivement avec des éléments de la réalité, se dévore comme un polar. La journaliste ne laisse aucun détail de côté, et se les accapare pour construire un récit palpitant comme un Simenon. Si la réalité dépasse parfois la fiction, c'est la plume de Florence Aubenas qui transfigure ici le fait divers en intrigue aux allures romanesques. La journaliste hisse les protagonistes de l'affaire - Gérald Thomassin et sa gueule d'ange fracassée ou Catherine Burgod, à l'âme complexe - au rang de personnages à la stature stendhalienne. La journaliste ne néglige pas non plus ses personnages/protagonistes secondaires, du père de la victime, à son avocat, en passant par les acolytes de Thomassin. 

Le décor, le contexte social, le quotidien anodin de la population de ce coin reculé, dans lequel surgit l'inimaginable, est décrit avec une précision maniaque, donnant au récit une épaisseur universelle. Et c'est aussi le portrait d'une certaine France, celle des campagnes abandonnées, que dessine Florence Aubenas à travers le récit de ce fait divers.

A partir des faits, la journaliste recompose tous les ressorts d'une dramaturgie de fiction : l'ambiance, les sentiments des personnages, le suspense. En ouvrant la boîte à outils littéraires, elle déploie son récit en phrases courtes, dégotant toujours le mot juste, l'image qui frappe, pour dire la torpeur, le désespoir, la colère, ou tout simplement l'ennui.

Dans la salle de repos, les minutes fondent doucement dans les tasses à café

"L'inconnu de la poste", Page 25

Roman journalistique ou enquête littéraire ? Avec ce nouveau livre, Florence Aubenas explore à sa manière, brillante, le "Nouveau journalisme", genre ainsi baptisé par Tom Wolfe, l'auteur du Bûcher des vanités, en 1973, porté notamment par des écrivains américains comme Joan Didion, Truman Capote, ou encore Norman Mailer. Un genre défini par Wolfe comme une "investigation artistique", se donnant pour objectif de conjuguer rigueur journalistique et ambition littéraire. Florence Aubenas coche ici les deux cases, haut la main.

Couverture de "L'inconnu de la poste", de Florence Aubenas, 2021 (EDITIONS DE L'OLIVIER)

L'inconnu de la poste, de Florence Aubenas (L'Olivier – 236 pages – 19  €)  

Extrait

"Le matelas défoncé et puant se fait tiède de sous leurs corps. Tout ce délie. Le sol lui-même paraît plus souple. Thomassin a pris son Subutex, il est reparti en boucle sur lui-même, le seul à parler. C’est souvent le cas. Sa voix monte, forte, il doit être en train de geindre sur ses malheurs avec Corinne, sa compagne. Ils n’arrêtent pas de se séparer. Tintin gueule un bon coup pour le faire taire. Quelques répliques s’échangent entre eux, mais faiblement, comme des coups de poings en fin de match entre combattants fourbus. Un brouillard monté des sapins stationne au-dessus deux. Tintin demande s’il reste de la bière.
Jour après jour, il ne se lasse pas de regarder l’acteur enfiler ses gants en cuir noir et son chapeau de feutre pour aller chercher ses quelques sous de tabac au PMU, annonçant d’un air affairé : « Je vais en ville. ». Il l'écoute dévider interminablement sa vie, avec sa tchatche de parisien parachuté en pleine montagne, dans ce pays de taiseux. Au début, il se sentait flatté d’être dans ses confidences. Il a fini par remarquer que Thomassin servait les mêmes à tous, jusqu’à ce douanier suisse qui les avait contrôlés un jour où ils étaient partis à Genève acheter de l’héroïne aux vendeurs blacks devant la gare. Au poste frontière, Thomassin avait commencé à raconter ses films, l’alcool, Tout y passait, y compris les femmes. « J’en ai eu 57, sept prostituées », il avait précisé. On n'arrivait plus à lui rabattre le caquet. « Ce con va nous faire arrêter », avait pensé Tintin. Le douanier excédé les avait laissés filer. Rien qu’à y penser, Tintin se marre tout seul. Lui ne s'est jamais éloigné longtemps de Montréal, sauf une fois à Dijon, pour une cure antialcoolique. Pendant une semaine, il avait à peine osé se risquer hors de sa chambre.
À la ferme de Beauregard, les trois finissent par s'ébrouer et redescendre dans le vieux village. Ils font halte un moment chez Thomassin. Venue en visite, Corinne avait trouvé l’appartement moche, petit, humide, sentant le renfermé. Le surnom « la Grotte » s’était imposé de lui-même. Thomassin, lui, en était plutôt fier, il l'a écrit à un ami : « J’ai grandi dans plein d’endroits assez différents, hardcore tu vois. Là, je me suis mis dans une petite rue pépère, il y a une fontaine, une belle église, un cimetière et des maisons autour, pas des immeubles ou un quartier dégueulasse –excuse du terme– comme on n’en connaît. Je suis au calme enfin. »"  

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