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Alain Ménil : Les voies de la créolisation

Un an après la disparition de l’écrivain martiniquais Edouard Glissant (le 3 février 2011), le philosophe Alain Ménil revient sur l’œuvre du penseur de la créolisation et du Tout-Monde.
Article rédigé par franceinfo - Philippe Triay
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Le philosophe Alain Ménil, chez lui à Paris le 23 janvier 2012
 (Stéphane Weber  )

Né à Fort-de-France en 1958, Alain Ménil a passé son enfance entre l’Hexagone et la Martinique. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie, il enseigne cette discipline et les lettres en classes préparatoires au Lycée Condorcet à Paris. Il a publié, entre autres, « L'Écran du temps » (P.U.L.), « Diderot. Théâtre et politique » (Philosophies, P.U.F.), ainsi que de nombreux articles sur le cinéma et le théâtre. Son dernier ouvrage, « Les voies de la créolisation. Essai sur Edouard Glissant » (De l'Incidence éditeur), a été publié en novembre 2011.

Comment définiriez-vous la créolisation ? 
Alain Ménil : La créolisation, cela désigne pour Edouard Glissant un processus historique et anthropologique qui a présidé à la formation des sociétés américaines issues de l’esclavage, de la traite et de la colonisation. Il y a deux ou trois erreurs sur la créolisation. L’une d’elles est de penser que la créolisation ce serait devenir créole, ou être un marqueur d’identité, un stade antérieur à la créolité. C’est tout autre chose. La créolisation selon Edouard Glissant c’est le métissage culturel. Par là il veut dire que c’est surtout un processus très spécifique. C’est quelque chose de très douloureux si l’on pense aux circonstances de la créolisation, à savoir la déportation d’une population, dans des conditions où les esclaves étaient séparés. Dans le contexte de la plantation, avec un ordre très particulier qui se structure, quelque chose advient qui est imprévisible et qui fait qu’un monde a surgi. Aujourd’hui, il m’a paru nécessaire de rappeler ce que j’appelle l’implication américaine, à savoir que le concept de créolisation est né d’une analyse des Antilles et des Amériques avant de subir une extension beaucoup plus large de la part de Glissant quand il l’applique à des phénomènes contemporains liés aux sociétés modernes.

Quelle est donc cette dimension politique ?
 Pour la saisir il faut réinscrire Edouard Glissant dans son parcours. Quand Glissant quitte la Martinique et arrive en France après la seconde guerre mondiale, il est dans un contexte porté par l’espoir de décolonisation. Il arrive dans un Paris qui est la capitale des empires coloniaux, avec des étudiants venus d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Glissant a longtemps écrit des textes qui pouvaient entrer dans une perspective de décolonisation ou d’appel à l’émancipation politique de son propre pays. Je ne suis pas sûr qu’il ait conservé jusqu’au bout l’espoir de voir cette idée de jeunesse se réaliser. Mais la portée politique de son projet est essentielle pour comprendre sa trajectoire. Quand il publie à la fin de sa vie ce manifeste avec Patrick Chamoiseau « Quand les murs tombent » (éditions Galaade, 2007), il y a une signification politique immédiate, en réaction à la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale.

Edouard Glissant était moins connu en France et aux Antilles qu’à l’étranger, aux Etats-Unis par exemple. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Alain Ménil : Je pense que c’est toute l’histoire intellectuelle antillaise qui est ignorée en France. Du point de vue de la notoriété effectivement, Glissant est beaucoup moins connu qu’Aimé Césaire par exemple. Il y a aussi une différence très nette de prise de parole. Chez Césaire, il y a un lyrisme, une volonté d’être la voix qui endosse la trajectoire de la communauté, posture qui est absente et refusée chez Edouard Glissant. Chez ce dernier, il y a une solitude choisie dans l’acte créatif qui l’amène d’une certaine manière à se distinguer. Il répétait souvent cette formule : « Je suis solitaire mais solidaire ». Cela caractérise quelque chose qui est liée à sa personne et à sa singularité d’auteur. Par ailleurs l’ignorance que vous signalez est due au fait que l’on refuse de reconnaître et de connaître les termes de l’histoire antillaise. Le contenu de l’œuvre de Césaire n’est pas connu, l’enseigner fait polémique à chaque fois. Cette histoire n’est pas partagée, elle  n’est pas intégrée au récit collectif de la nation, comme toute l’histoire coloniale d’ailleurs.

Alain Ménil, « Les voies de la créolisation.
Essai sur Edouard Glissant », De l'Incidence éditeur, 2011, 685 pages, 28 euros.

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