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Affaire Matzneff : un livre peut-il servir de pièce à conviction dans une affaire judiciaire ? Le cas Edouard Louis

L'écrivain Gabriel Matzneff est convoqué mercredi 12 février devant le tribunal correctionnel de Paris pour "apologie de crime".

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
"Le consentement", de Canessa Springora (MARTIN BUREAU / AFP)

Paru le 2 janvier dans la rentrée littéraire, le livre de l'éditrice Vanessa Springora a déclenché une tempête. Dans Le Consentement (qu'elle écrit avec une majuscule), l'auteure, aujourd'hui directrice des éditions Julliard, fait le récit de sa relation sous emprise, et destructrice, avec l'écrivain Gabriel Matzneff dans les années 80. Elle avait alors 14 ans, lui cinquante. 

Vanessa Springora (photo DR / Jean-François Paga / Grasset)

Depuis la publication de ce livre témoignage, sans qu'aucune plainte n'ait été déposée, une enquête préliminaire pour viols sur mineur de moins de 15 ans a été ouverte à l'encontre de Gabriel Matzneff par le Parquet de Paris. L'écrivain est également cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris le 12 février prochain pour "apologie de crime" et "provocation à commettre des délits et des crimes" à la suite d'une démarche engagée par l'association L'ange Bleu, qui lutte contre la pédophilie.

Rattrapé par la justice 

Convoqué plusieurs fois par la police dans les années 80, puis visé par une plainte contre X pour apologie d'agression sexuelle en 2014, après qu'il ait reçu le prix Renaudot, Gabriel Matzneff n'a cependant pas été, jusqu'ici, sérieusement inquiété par la justice.

L'écrivain ne s'est pourtant jamais caché de ses penchants, ni de ses actes, racontant sans dissimulation dans ses journaux intimes (et sur les plateaux de télévision) ses relations avec des mineurs, filles et garçons. Ces contenus n'ont jamais empêché les éditions Gallimard de publier son Journal en l'état, et sans avertissement, pendant trente ans.

Moins d'une semaine après la sortie en librairie du livre de Vanessa Springora (qui raconte la même chose, mais du point de vue de la victime), Gallimard a annoncé l'arrêt de la commercialisation du journal de l'écrivain, dont le dernier tome, L'Amante de l'Arsenal était paru en novembre 2019.  

"Il y a toujours un doute sur l'écrit" 

Sur France Inter, le 6 janvier, la romancière Christine Angot s'interroge : "Il faut que les gens fassent des livres pour que les gens se réveillent ?", ajoutant qu'"il faut faire très attention à ne pas considérer les livres comme des pièces à conviction du réel".  Un livre peut-il, doit-il (ou pas) servir de pièce à conviction dans une affaire judiciaire ? Pour l'avocat et éditeur Jean-Claude Zylberstein, interrogé par Le Figaro le 8 janvier, "le Journal de Matzneff est désormais une pièce à conviction pour la justice."

Nous avons posé la question à Marie Dosé, pénaliste et avocate de Réda B., poursuivi pour agression sexuelle et personnage central du livre d'Edouard Louis, Histoire de la violence (Seuil, 2016).

L'avocate et pénaliste Marie Dosé, en mai 2019 dans son cabinet. (KENZO TRIBOUILLARD / AFP)

"Évidemment qu'un journal intime peut servir de pièce à conviction". Mais les écrits, ajoute-t-elle, "surtout s'ils sont des œuvres publiées", doivent être considérés d'un point de vue juridique avec circonspection. 

Même dans ses propres écrits, on extrapole, même dans ses propres écrits on se met en scène, même dans des écrits qui ne sont pas voués à être lus ou à être publiés, on se raconte. La justice ne peut pas se contenter de cela

Marie Dosé, avocate

La justice, poursuit-elle, "doit se fonder sur des éléments objectifs, tangibles". Pour la juriste, "il y a toujours un doute sur l'écrit. Le témoignage oral, quand il ne se fait pas dans une pièce de théâtre, ne passe pas par le filtre artistique. Quelqu'un raconte ce qu'il a vu ou ce qu'il a vécu, bien sûr qu'il peut aussi se mettre en scène, mais ce n'est tout de même pas la même chose que d'en faire une œuvre. Ça peut être un exutoire aussi l'écrit. Et notamment beaucoup de journaux intimes sont un exutoire, donc c'est compliqué".  

Pièce à conviction ?

Jean-Claude Zylberstein dans le Figaro, rappelle que les journaux de Matzneff "ne sont pas des œuvres de fiction, il ne s’agit pas de faits imaginés par un auteur dans le cadre d’un roman. Il s’agit de faits reconnus, non sans une certaine complaisance semble-t-il, par l’auteur ; de faits susceptibles d’être qualifiés d’infractions à la loi pénale. Autrement dit ces ouvrages constituent comme des pièces à conviction de la responsabilité pénale de celui qui les a commis."

Capture d'écran du site de la maison d'édition Grasset, page de la rentrée littéraire 2020 (GRASSET)

Le livre de Vanessa Springora a été présenté par son éditeur, Grasset, dans la liste des romans de la rentrée "littéraire" de janvier, même si le texte présentant Le Consentement ne laisse planer aucun doute sur l'identité, bien réelle, de la narratrice : "Séduite à l'âge de quatorze ans par un célèbre écrivain quinquagénaire, Vanessa Springora dépeint, trois décennies plus tard, l'emprise que cet homme a exercée sur elle et la trace durable de cette relation tout au long de sa vie de femme."

Le "double jeu des auteurs"

Dans l'affaire Reda B. que l'avocate Marie Dosé a défendu, Histoire de la violencele livre d'Edouard Louis avait motivé la mise en détention provisoire de Reda B. Par la suite, la Cour d’Appel de Paris, avait confirmé la mise en détention, mais sans reprendre l’argument de la parution du livre d’Edouard Louis.

"Le livre d'Edouard Louis ne faisait pas partie de la procédure. C'est moi qui ai demandé à ce qu'il soit versé au dossier, parce que j'ai considéré que cette œuvre pouvait éclairer les faits.", souligne Marie Dosé.  Mais elle met en garde. "Je suis juriste avant tout, avant d'être avocate, et il n'est pas question que dans notre système judiciaire, on puisse considérer qu'un livre, qui est nécessairement une œuvre de fiction, puisse être considéré comme un élément à charge ou à décharge".

"En disant que tout ce qu'il racontait dans le livre était vrai, Edouard Louis a enfermé son personnage et s'est enfermé dans cette logique qu'il a lui-même initiée lors de la promotion du livre. Il ne peut plus dire que son livre est une véritable œuvre de fiction, et qu'il n'a pas été violé par celui que je défends", estime l'avocate

On assiste à un double jeu des auteurs qui commence à poser des difficultés.

Marie Dosé, avocate

Marie Dosé fait néanmoins la distinction avec le livre de Vanessa Springora. "L'auteure est dans une analyse de ce qui lui est arrivée, et Matzneff n'a jamais cherché à cacher ou à se défendre de ce qu'il a raconté dans ses livres".

Pour elle, dans l'affaire Matzneff, le procureur ne se sert pas du livre Le Consentement pour ouvrir une enquête préliminaire. "Absolument pas. Le parquet connaît la sexualité de Matzneff depuis 30 ans. Ce n'est pas le contenu du livre qui a incité le Parquet à ouvrir une information judiciaire, c'est la médiatisation et la polémique, qui ont mis en exergue, qui ont permis en quelque sorte la redécouverte des pratiques sexuelles de Matzneff de l'époque. Et le Parquet a pris acte que tout ça n'était plus audible pour la société." Ce n'est pas non plus le contenu du livre de Vanessa Springora qui va "asseoir l'enquête préliminaire", ajoute l'avocate.

Un livre cité dans une affaire judiciaire doit-il être interdit ?

Depuis la publication du livre de Vanessa Springora, trois maisons d'édition, outre Gallimard, ont retiré de la commercialisation les ouvrages de Gabriel Matzneff : les éditions de La Table Ronde, qui fait partie du groupe Madrigall, contrôlé par Gallimard, et qui ont publié cinq volumes du Journal de l'écrivain entre 1979 et 1992. Les éditons Léo Scheer on également annoncé la fin de la commercialisation du volume du journal de l'auteur, Les Carnets noirs 2007-2008, et de l'ouvrage Les Moins de 16 ans. La maison d'édition Stock, l'éditeur de Un diable dans le bénitier en janvier 2017,  a également annoncé l'arrêt de la commercialisation de cet essai, le jeudi 9 janvier.  

Le retrait de la vente des livres de Matzneff s'apparente-t-il à de la censure ? "Je n'ai pas la réponse", confie Marie Dosé. "Sur le fond, je n'ai pas envie de penser qu'une œuvre doit être retirée de la vente parce qu'elle est pornographique, ou qu'elle contient en soi un sujet absolument indéfendable, mais en même temps, je peux entendre qu'on retire de la vente ce qui pourrait constituer une incitation à commettre la pire des infractions. Mais je n'ai jamais lu Matzneff, et je ne vais pas le lire pour vérifier tout cela".

Le fait que le journal de Matzneff constitue désormais une pièce à conviction justifie en revanche, pour Jean-Claude Zylberstein, son retrait du commerce, décision rendue selon lui "nécessaire en raison de l’enquête pénale en cours".

"Il y a une forme de cynisme qui me gêne"

"Ce qui me gêne, c'est que 'Le Consentement' ne raconte pas autre chose que ce que Matzneff relatait dans ses propres écrits. Les éditeurs ne peuvent pas aujourd'hui faire semblant de découvrir grâce au livre de Vanessa Springora que Matzneff pratiquait des relations sexuelles avec des très jeunes hommes et des très jeunes femmes. Ça n'est pas possible. Il y a une forme de cynisme-là qui me gêne", souligne Marie Dosé.

"Bien sûr, j'ai eu des doutes" quant au bien fondé de la publication du Journal de l'écrivain", reconnaît Antoine Gallimard, dans le Journal du dimanche le 12 janvier, confirmant que la décision d'en arrêter la commercialisation a bien été motivée par la publication du livre de Vanessa Springora. "Dans le Journal de Gabriel Matzneff, il y avait une part manquante : la victime", ajoute-t-il en affirmant avoir été "très touché par la lecture" du livre. "Elle m'a fait prendre la mesure des effets dévastateurs de la manipulation d'un adulte sur une toute jeune fille", confie Antoine Gallimard.

Depuis tant d'années, je tourne en rond dans ma cage, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l'enfermer dans un livre.

Vanessa Springora

"Le Consentement"

Qu'il serve ou non de pièce à conviction dans un éventuel procès, le livre de Vanessa Springora, en plus de l'avoir libérée, a ouvert un débat qui  met en lumière les "dysfonctionnement et l'hypocrisie d'une époque".

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