Entendre dans une famille de sourds : "Enfant, je n'ai été gênée par rien"
Son histoire a inspiré le scénario du film "La Famille Bélier". Véronique Poulain est née entendante de parents sourds. Interview.
Entendre peut-il être un handicap ? Peut-être, si l'on naît dans une famille de sourds, qui ne partage pas les codes des entendants. Tel est le sort de Véronique Poulain, 49 ans, qui fut pendant quinze ans l'assistante personnelle de Guy Bedos. Même si elle a beaucoup été modifiée, son histoire a inspiré Victoria Bedos, la fille de l'humoriste, co-scénariste de La Famille Bélier. Succès attendu des fêtes de Noël, le film, avec la jeune actrice Louane Emera dans le rôle principal, sort mercredi 17 décembre sur les écrans.
Cette jeunesse singulière, Véronique Poulain, l'a racontée dans Les mots qu'on ne me dit pas (éd. Stock), livre autobiographique publié en septembre et vendu à près de 35 000 exemplaires en librairie. Francetv info s'est entretenu avec elle.
Francetv info : vous êtes née de parents sourds qui s'exprimaient en langue des signes. Vous êtes donc bilingue, en français et en langue des signes ?
Véronique Poulain : Oui ! J'ai appris la langue des signes avec mes parents, et le français avec tous les autres, à commencer par mes grands-parents. Mais la langue des signes que je parle était celle de mes parents entre 1965 et 1985. Depuis, il y a eu énormément de mots inventés : aujourd'hui, je ne pourrais pas être interprète.
La langue des signes est-elle plus directe que le français ? Vous citez quelques exemples assez abrupts, dans le livre.
On ne passe pas par cinquante circonvolutions, on va droit au but. En français, si vous voulez demander de l'argent, vous allez longuement vous étendre sur les circonstances. En langue des signes, ça devient : "J'ai des problèmes, tu peux me passer de l'argent ?" Pour la drague et le flirt, c'est plus cru aussi. Ma cousine Eve, née comme moi entendante dans une famille de sourds, a eu un jour le malheur de jeter un coup d'œil à la braguette d'un jeune sourd qui lui plaisait. Il lui a dit aussi sec, en langue des signes : "Tu veux ma bite ?" Elle n'a pas eu le temps de répondre qu'il a enchaîné, tout sourire : "Ne sois pas gênée. C'est bon, le sexe."
Qu'est-ce qu'il y a de pénible, quand on vit dans une famille de sourds ?
Ils ne s'entendent peut-être pas faire les choses, ils font du bruit. Nous, les entendants, quand on soulève une chaise, par exemple, on fait attention. Eux, ils la font grincer sur le sol. En même temps, enfant, je n'ai été gênée par rien.
Quand vous étiez enfant, les questions de vos camarades sur les sourds vous fatiguaient ?
Oui, parce que les entendants ont du mal à comprendre qu'un sourd est vraiment sourd. Ils demandent : est-ce qu'il est sourd parce qu'il est vieux ? Est-ce qu'il n'entend vraiment rien ? Est-ce que tes enfants seront sourds ? S'entendre dire ça à dix ans ! C'est vrai qu'il y a des lignées entières de sourds. Mais il y a aussi beaucoup d'accidents isolés. Quand j'étais enceinte, mon gynécologue m'a d'ailleurs beaucoup rassurée. Et j'ai aujourd'hui deux enfants entendants, une fille et un garçon qui ont 19 et 16 ans.
Du coup, pour prouver qu'ils étaient vraiment sourds, vous disiez des horreurs à vos parents devant vos amis ?
Oui. Une fois, devant des camarades de classe, je leur ai dit : "Salut, bande d'enculés !" C'était une provocation pour bien montrer qu'ils étaient sourds. Mes copains étaient atrocement gênés. Nous, les "Coda" [acronyme anglais pour désigner les enfants d'adultes sourds], on a tous fait ça ! On a tous dit à nos parents des trucs qu'on n'aurait pas dit s'ils entendaient. Je le fais encore quand je discute avec ma cousine, autre entendante née de parents sourds.
A l'inverse, ma mère ne se gênait pas non plus pour parler de mes copains en langue de signes devant eux. "Tiens, il est mignon !", disait-elle de tel ou tel garçon, sans qu'il comprenne. Les sourds ne se gênent pas plus que nous !
Cette enfance vous a-t-elle pesé ?
Si ça m'a pesé, c'est à des niveaux inconscients. J'avais envie de discuter. J'avais le fantasme de la discussion à bâtons rompus avec ma mère. Ce que je ne savais pas, c'est que mes copines ne discutaient pas plus que moi avec leurs parents ! Cette absence de discussion, je l'ai mal vécue. Mais quand je revois les vidéos filmées quand j'étais petite, je vois une fillette en train de rigoler avec des parents qui sont normaux pour elle.
Il y a d'autres choses que vous avez vécues comme pénible ?
Le fait que ma mère pour m'appeler me tapait sur l'épaule, par exemple : comme elle est bavarde, c'était souvent. Ça m'exaspérait. La langue des signes est d'ailleurs extrêmement fatigante. Il faut constamment regarder l'autre, le scruter. Cela demande beaucoup de concentration.
Dans la langue des signes, tout le corps bouge pour indiquer les nuances d'un mot. C'est une mise en scène du vocabulaire dans l'espace. Si un sourd raconte une pièce de théâtre, il va faire défiler, dans sa gestuelle, tous les personnages. C'est très imagé. Et même si la langue des signes est ma langue maternelle, je ne la maîtrise pas comme un sourd.
Est-ce que les sourds ont quelque chose qui manque aux entendants ?
Ils captent tout avec le regard. Ils chopent des mimiques, perçoivent souvent le malaise corporel qui trahit le mensonge. D'ailleurs, j'arrive à le percevoir aussi ! Mon oncle, qui est sourd, a un sens de l'observation inouï. Une personne s'en va, il prend sa posture. Si elle est un peu coincée, il chope la crispation, il peut l'imiter, se moquer d'elle. Cet oncle, d'ailleurs, il faisait exprès de crier dans les magasins pour nous coller la honte, à ma cousine et à moi.
Quelles ont été les réactions à votre livre, qui raconte cette enfance pas totalement ordinaire ?
J'ai reçu beaucoup de témoignages dans les librairies où je dédicaçais mon livre, mais aussi sur Facebook. Comme celui de Marina, une fille entendante née de parents sourds à 100%. Elle m'a écrit : "Je n'ai plus honte d'en parler, bien au contraire, je pourrai en parler des heures, mais simplement, lorsque j'annonce la nouvelle, souvent les gens sont peinés, ce que je déteste. Je n'ai pas besoin qu'on me plaigne, ni de me plaindre. De façon très logique, ayant grandi dans ce monde des sourds, ce dernier m'apparaît tout à fait naturel. D'ailleurs, je n'ai jamais considéré que la surdité était un handicap."
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