DVD A Peine J’ouvre Les Yeux
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Tunis, été 2010, quelques mois avant la Révolution, Farah 18 ans passe son bac et sa famille l’imagine déjà médecin… mais elle ne voit pas les choses de la même manière.
Elle chante au sein d¹un groupe de rock engagé. Elle vibre, s’enivre, découvre l’amour et sa ville de nuit contre la volonté d’Hayet, sa mère, qui connaît la Tunisie et ses interdits.
Extrait de l’entretien de Leyla Bouzid
Farah cherche à exister en tant qu’individu, à poser sa voix. Nous connaissons « Le peuple tunisien », le « Nous », la Nation… Mais quelle place au « je » ?
A quel prix existe-t-on en tant qu’individu libre en
Tunisie ? Avez-vous dû payer ce prix ? Qu’y a-t-il de vous en Farah ?
Le film pose la question : comment, en Tunisie, se défaire de la famille, de la société et du système ? L’énergie que cela nécessite, les résistances que cela provoque et la violence que cela peut engendrer. On suit le parcours de Farah qui a une soif de vivre, elle existe pleinement, envers et contre tous et pour cela, elle est punie, écrasée.
Je crois qu’en Tunisie on paye tous un prix, qu’on soit artiste ou pas. Et ce, à un moment ou un autre de son parcours, au niveau intime, familial, social, scolaire. Dans la société tunisienne, soit on fait des concessions, soit on se heurte à quantité d’obstacles.
L’histoire du film n’est pas autobiographique même s’il y a quelques situations que j’ai vécues : celle de découvrir qu’un ami proche, qui fréquentait le même club de cinéma que moi, était un indic de la police. Une personne qui était présente pour nous surveiller, nous infiltrer. Cela a été un choc très fort, j’ai réalisé à ce moment là à quel point nous étions encerclés et qu’on ne pouvait se fier à rien ni personne.
En ce qui concerne Farah, elle est très différente de moi. Farah est plus impulsive et spontanée que je ne le suis, je n’aurais jamais été capable d’aller aussi loin qu’elle. Elle a cette chance d’être animée par une sorte d’innocence et de courage, elle n’a pas intégré les limites qui bloquent toute initiative, elle est tel un électron libre.
Vous avez choisi la chanteuse Ghalia Benali pour le rôle de la mère, et offert un premier rôle à Baya Medhaffar, l’héroïne. Comment ce choix a-t-il été vécu par les deux actrices ?
Ghalia était très surprise que je la contacte pour le rôle de la mère d’une chanteuse. Au début, elle était presque vexée. Finalement, quand elle a lu le scénario, elle était emballée. Il y avait en Hayet des choses de sa propre mère et ça l’enthousiasmait de l’incarner.
La présence de Ghalia a beaucoup apporté au film : elle a été un soutien important pour Baya. Elles avaient une belle complicité, un rythme propre à elles deux. La dernière scène du film est d’ailleurs inspirée par la première rencontre des deux actrices. Ghalia a chanté pour encourager Baya à chanter devant elle. Baya s’est mise à chanter petit à petit avec elle. Elle était tellement émue, qu’elle avait des larmes qui coulaient sur ses joues tout en souriant.
C’était très intense et d’un coup, ça devenait évident que c’était la fin du film.
Pour le rôle de Farah, il fallait une jeune fille de 18 ans, très libre, prête et capable d’incarner ce rôle qui nécessitait de chanter et de jouer. C’est un rôle difficile pour quelqu’un de novice. J’ai fait un casting très long ; pendant plus d’un an, j’ai rencontré énormément de filles, certaines à de nombreuses reprises. Baya s’est présentée assez tôt mais je n’étais pas sûre, j’ai énormément douté. Le choix était difficile et on peut dire que Baya s’est vraiment battue pour arracher le rôle. Elle le voulait absolument, elle adorait le personnage et n’avait aucun souci de censure ou d’interdit. Elle est d’ailleurs, plus libre encore que Farah, plus explosive. C’est une fille qui a une liberté exceptionnelle.
C’était très précieux pour incarner le rôle et c’est ce qui m’a convaincue.
Vous filmez les bas-fonds de Tunis, sa vie nocturne notamment, les bars, les trains, des lieux très masculins, vous y entrez avec les yeux d’une femme… Puis vous allez jusqu’à l’arrière-pays, notamment le bassin minier, où des décors de poussière viennent rompre le cadre urbain mouvementé.
Il y a une frontière qui cloisonne ces lieux et je ressens la nécessité de la briser et la possibilité de le faire.
Concrètement, pendant le tournage, c’est la scène où Hayet rentre dans le bar qui a été la plus délicate. La figuration était constituée de vrais clients d’un bar mal famé. A chaque fois qu’on refaisait la prise, la comédienne devait de nouveau entrer dans le bar et à chaque fois, c’était une épreuve. Les hommes, pourtant figurants, la détaillaient d’une manière insistante, quasi-obscène, sans qu’on le leur demande. D’ailleurs, toutes les femmes présentes dans l’équipe ressentaient la pression exercée par ce regard.
J’ai tenu à filmer les espaces tunisiens, avec l’atmosphère réelle qui y règne, les véritables personnes qui y travaillent ou y circulent, fidèle à la réalité. Le train de banlieue, les bars, la gare routière, sont filmés de manière documentaire.
Il s’agissait d’injecter la fiction du film dans ces lieux tellement vivants, grouillants de la ville… Jusqu’aux mines poussiéreuses de phosphate, haut lieu de la résistance sous Ben Ali… Les ouvriers y jouent leur propre rôle.
Dans le film, cette scène crée une rupture, permet de prendre du recul par rapport à l’histoire, une sorte de zoom arrière qui tend à dessiner une cartographie du pays. Se rappeler que les paroles des chansons viennent de loin, que l’impression d’étouffement est profonde, enfuie sous plusieurs strates sociales. C’est un hommage à ces ouvriers (aujourd’hui toujours en conflit avec le pouvoir), évoquer que c’est d’abord leur résistance qui a préparé le pays à se soulever. Celle-ci avait commencé dès 2008, bien avant l’acte devenu célèbre de Bouazizi.
Votre film a été projeté au festival international du film de Venise, peu de films arabes ont eu ce destin. Puis il est extrêmement rare en Tunisie de réaliser son premier long métrage à 30 ans…
C’est vrai que je trouve dommage que le cinéma arabe ne bénéficie pas d’une visibilité plus large. Pourtant, il est important qu’il émane de nos pays, autre chose que l’extrémisme religieux : faire découvrir ceux qui résistent, qui rêvent, qui créent ; montrer qu’il y a d’autres voix, d’autres références possibles… J’espère que ce passage à Venise aura permis au film une plus grande visibilité.
Je suis en même temps impatiente de montrer le film dans mon pays. Je suis curieuse de voir ce qu’il va susciter, quelques controverses probablement… mais j’espère surtout qu’il va toucher un public de jeunes qui ne se retrouvent pas toujours dans le cinéma tunisien.
J’ai eu trente ans au lendemain du tournage, je pense que le film parle de ma génération… C’est vrai que c’est assez rare en Tunisie de réaliser un long métrage aussi jeune. Mais il y a beaucoup d’autres films de jeunes réalisateurs en préparation ou en post-production actuellement, je crois qu’on est à une étape de renouvellement de notre cinéma.
Propos recueillis par Maha Ben Abdeladhim, journaliste et écrivain. Paris, juillet 2015
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