BD : "Le poids des héros", de David Sala, "avec cet album j'ai un peu l'impression d'avoir rempli ma mission"
"Le poids des héros" raconte à travers le regard de l'auteur quand il était enfant l'histoire de sa famille marquée par un esprit de révolte et par l'héroïsme de ses deux grands-pères. Un album d'une grande beauté, et d'une grande profondeur.
L'auteur de bande dessinée David Sala a publié le 19 janvier aux éditions Casterman un album très personnel dans lequel il raconte à travers ses yeux d'enfant l'histoire de sa famille, marquée par deux figures tutélaires, ses deux grands-pères républicains espagnols et résistants.
L'auteur confie à Franceinfo Culture la genèse et les secrets de fabrication de cet album sensible au graphisme éblouissant, qui nous interroge sur le poids de l'histoire, et la nécessité de la mémoire, et de la transmission.
Franceinfo Culture : c'est la première fois que vous publiez un album autobiographique ?
David Sala : Oui c'est le premier, et ce sera sans doute le dernier ! Je n'étais pas vraiment prédestiné à ce genre de récit.
Pourquoi avez-vous voulu raconter cette histoire ?
Cette histoire familiale a toujours été là, j'ai l'impression d'avoir baigné dedans depuis toujours. Longtemps j'ai pensé qu'un jour il me faudrait la transmettre. C'était là, un peu comme un devoir à accomplir en quelque sorte. Mais je ne voyais pas sous quel angle l'aborder, et puis je me disais que ce n'était pas une histoire si originale, je me demandais qui ça pouvait intéresser. Beaucoup de gens ont des histoires du même genre dans leur famille.
Quel a été le déclic pour vous lancer dans ce récit ?
Le déclic est venu le jour où j'ai trouvé l'angle, le jour où j'ai décidé de raconter cette histoire de mon point de vue à moi. Plutôt que de faire un livre historique à partir des parcours de mes deux grands-pères, j'ai décidé de partir de mon vécu, de mes souvenirs, et de ce qu'on avait pu m'en raconter. A partir de ce moment-là, le récit s'est ouvert. Ce n'était pas moins effrayant, mais cela m'a donné une direction. Et puis un jour mon éditeur m'a demandé sur quel projet je pensais travailler, et je lui ai parlé de ça. Je m'attendais à ce qu'il refuse, mais il a accepté, à mon grand désarroi… Je ne pouvais plus reculer, il fallait que je gravisse cette montagne.
Comment avez-vous travaillé vos souvenirs ?
Une fois que j'ai décidé de mon angle, les souvenirs sont venus et se sont organisés d'eux-mêmes. J'ai vraiment essayé de me souvenir de la manière dont je voyais et ressentais les choses quand j'étais enfant. C'est ce qui est intéressant. Parce que l'enfant a une capacité de résilience extraordinaire. Il peut être témoin de choses terribles, mais la minute qui suit, il peut remonter sur son vélo, et partir jouer. Il a cette capacité incroyable de passer à autre chose.
C'est fascinant de voir comment pour les enfants, le jeu passe avant tout, et peut les libérer de situations très douloureuses. Donc voilà, en adoptant le point de vue de l'enfant, le récit s'est déroulé assez facilement en fait. J'ai vraiment essayé de me rappeler comme j'ai vécu ces moments de l'enfance, ces moments heureux, l'atmosphère des repas, des heures passées à table à refaire le monde, et puis le jeu.
Et pour ce qui est de la mémoire des grands-pères?
J'ai travaillé à partir de deux types de témoignages, celui que j'ai reçu en direct de mon grand-père Josep, le père de mon père, que j'ai bien connu, et puis les témoignages indirects pour ce qui est de l'histoire de l'autre grand-père, Antonio, le père de ma mère, que j'ai très peu connu. Des souvenirs et une histoire dont ma mère était en quelque sorte la seule dépositaire, mais il y avait aussi ce film, que j'ai, dans lequel il raconte son histoire, et donc j'ai pu retranscrire son témoignage direct.
C'est quoi ce "poids" des héros ?
Le poids des héros, c'est d'abord parce que que c'est un héritage important. J'ai toujours été conscient que c'était précieux. J'ai toujours été extrêmement fier de ce qu'ils avaient accompli. Le poids c'est aussi de se sentir dépositaire de cet héritage et de vivre avec. Il y a une sorte de statut indéboulonnable du héros. Quoi qu'on vive, on sera toujours en dessous. On ne s'autorise même pas à se plaindre, et on doit s'effacer. Mais on ne peut pas vivre comme ça, donc c'est important de laisser l'héritage à la place où il doit être, sans manquer au souvenir et à l'admiration, mais on ne peut pas vivre une vie qui n'est pas la nôtre.
On doit pouvoir vivre sa propre vie. J'ai mis du temps à m'autoriser ça. Mais le poids des héros, c'est aussi celui des héroïnes, comme ma mère, qui fait front à l'autorité médicale quand il s'agit de sauver mes yeux. En fait ce sont toutes ces formes d'héroïsme dont je voulais parler.
Comment avez-vous construit le récit et tissé ce scénario, qui est quand même assez complexe, puisqu'il met en scène plusieurs personnages, les grands-pères, la mère, vous-même, et aussi plusieurs époques ?
En respectant le parti pris de ne garder que ce que ma mémoire me donnait, sans chercher à dénouer le vrai du faux, sans chercher une vérité historique, sans enrichir avec d'autres sources, et sans juger, le récit est arrivé assez naturellement, de manière instinctive. J'ai tout construit à partir de ce que je sais, de ce dont je me souviens, et de ce qu'on a pu m'en raconter. Et comme à la base je ne suis pas scénariste, ça s'est construit de manière un peu empirique. J'ai commencé à écrire et les choses se sont enchaînées. Mais avant de m'y mettre, ça a été assez dur. Je suis parti un été avec un carnet en me disant je vais commencer à travailler sur le projet. Et pendant deux mois je n'ai rien fait. Je suis rentré avec un carnet vide et il a même fini par me faire peur. Cinquante ans de vie à exprimer, ce n'est pas rien ! Et puis un jour je me suis décidé à prendre un crayon et à ouvrir le carnet, et à me dire bon, qu'est-ce que je mets dans la première case ? Par où je commence ? Et voilà, c'était parti.
Comment avez-vous travaillé graphiquement ?
Le côté graphique, ça a été plus facile. C'est mon domaine. Je passe ma vie à y réfléchir, à remettre en question mon travail, à essayer de trouver les meilleurs outils pour raconter telle ou telle séquence. Dans un premier temps, ça se passe en amont, en réflexion. Ensuite, ça va assez vite. Pour ce projet, j'avais envie d'exprimer graphiquement la manière dont je voyais le monde quand j'étais enfant. Les adultes, mes parents par exemple, mon père était immense, et ma mère avait de longs cheveux roux, j'ai essayé de les montrer comme je les ai perçus quand j'étais petit.
Il y a quelque chose qui est de l'ordre du ressenti. Je me suis efforcé de rester toujours dans le souvenir. Parfois, j'ai exagéré les expressions, les détails, les visages, parfois on frôle même la caricature, mais c'est pour servir la séquence, et l'émotion du moment. C'est comme de prendre en photo un paysage. On voit un truc extraordinaire, on le prend en photo et tout disparaît. La seule manière de le représenter, c'est souvent par la peinture, il faut déformer, s'éloigner de la réalité pour être plus réel, pour retrouver le réel.
Et pour les parties imaginées, il y a une plus grande liberté graphique encore non ?
Je ne voulais pas être dans une posture de représentation photographique historique, mais rester sur une émotion. Quand j'étais enfant par exemple, j'ai imaginé cette scène, la première du livre, avec mon grand-père cavalant comme un héros magnifique, les cheveux au vent, et puis il s'envolait, forcément il s'envolait.
Alors qu'en réalité, partir du sud de l'Espagne, traverser tout le pays à cheval, cela a dû être une horreur. Mais moi je voyais quelque chose d'épique et de très coloré. Donc pour cette séquence du début, j'ai utilisé du pastel avec beaucoup de couleurs.
Pourquoi avez-vous choisi de peindre aussi l'horreur des camps en couleurs ?
Je voulais sortir de ce qu'on connaît des camps, de ces images en sépia ou en noir et blanc. Le noir et blanc crée une certaine distance, vis-à-vis de la réalité. Je suis parti du postulat que ces gens étaient en couleur, et que finalement, l'horreur est en couleur. En même temps on est dans la vie et en même temps on est dans un endroit qui crée de la mort. Ce paradoxe m'intéressait. Bien sûr j'avais des craintes : est-ce que je n'allais pas édulcorer la douleur, est-ce que je n'allais pas la rendre belle ? Mais je devais essayer.
Je suis parti sur une technique que je n'avais jamais utilisée, la gouache, de manière très brute, par touches de couleurs en essayant de faire un travail sur les corps, les visages… Et finalement la couleur a donné une autre dimension à l'horreur. Oui c'était lumineux, avec des couleurs vives, mais en fait ça n'atténuait pas la violence. Ce n'était pas gagné au départ, mais l'idée était de repousser loin mon travail graphique, d'aller là où je n'étais jamais allé, de flirter avec l'art pictural, pour en revenir beaucoup plus fort.
Que vous évoque le contexte politique actuel, la montée extrémismes, du populisme, ce contre quoi vos aïeux se sont battus ?
Pour être très honnête je suis éberlué par ce que j'entends. Quand j'avais quinze, seize ans, je n'aurais jamais imaginé pouvoir entendre ce que j'entends aujourd'hui. J'avais la certitude qu'on avait compris quelque chose. Des gens avaient lutté, des gens avaient souffert, on avait compris. Et aujourd'hui, je me dis à quoi bon, à quoi bon ce devoir de mémoire, à quoi ça a servi, puisqu'il y a certains candidats par exemple en ce moment, qui remettent en cause une certaine vision de la liberté, une certaine vision de la société. Et s'ils sont là, c'est qu'ils représentent quelque chose. Je me dis que ça fait peut-être partie du fond de l'humanité, qu'il y a quelque chose qui est voué à se répéter. Ça m'horrifie. Je viens d'une famille qui a toujours lutté, le combat continue, mais de temps en temps, on perd un peu courage. Toute cette énergie, qu'est-ce que c'est devenu, ça sert à quoi s'il faut tout recommencer de zéro ? Ce livre évidemment, sert aussi à ça, mais c'est à mon petit niveau, et j'ai l'impression que tout ça me dépasse. Finalement c'est le peuple qui va décider. C'est le choix d'une population. Alors quoi faire ? J'ai parfois l'impression d'être un peu désarmé.
L'écriture de ce livre vous a-t-elle libéré ?
Cela a joué un rôle, mais pas celui de m'alléger, parce que ce travail je l'avais fait avant. Le rôle de ce livre, c'était de me dire j'ai fait ce que je devais faire. On passe 20 ou 30 ans à travailler pour réussir à exprimer quelque chose par le dessin et tout à coup, tout ce travail-là prend sens. Bien sûr j'ai fait d'autres livres et j'en ferai d'autres, mais quelque part, avec celui-là, j'ai un peu rempli ma mission. Une chose qu'on peut très bien ne jamais faire. C'était un peu effrayant, parce que je me disais comment être juste, comment être à la hauteur, comment ne pas trahir, comment réussir à faire passer toutes ces subtilités, et puis graphiquement, il y avait des scènes que je me devais de réussir… C'était important, et je l'ai fait.
"Le poids des héros", de David Sala (Casterman, 184 pages couleur, 24 €)
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