"Malmkrog" : un banquet philosophique très actuel filmé avec génie
La guerre, la politique, la religion, avec en guest star l'antéchrist : un film adapté du philosophe russe Vladimir Soloviev, d’une actualité étonnante.
Après son remarquable Sierranevada (2016), autour d’une réunion de famille explosive, le réalisateur roumain Christi Puiu adapte avec Malmkrog l'essai Trois Entretiens (1899-1900) du philosophe russe Vladimir Soloviev (1853-1900). Dans ce nouveau huis clos, il donne libre cours à des échanges sur la guerre, la politique et la religion, en actualisant la forme traditionnelle du dialogue philosophique, avec un art unique de l’image.
Masculin-féminin
Christi Puiu est exigeant : il ne met pas en scène une intrigue, mais un dialogue, où six protagonistes échangent leurs points de vue sur les grandes préoccupations de leur temps, à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Dans une grande demeure aristocratique, six intellectuels hommes et femmes conversent autour d’un banquet, comme l’aurait fait Platon, 400 ans avant notre ère. Dans un cas comme dans l’autre, la forme et le fond sont toujours d’actualité.
La première grande surprise du film est de mettre dans la bouche de femmes des propos attribués à des hommes : un général de l’armée russe devient Ingrida, et Tolstoï Olga. Une formidable idée de mise en scène, qui relativise les idées préconçues d’une autorité masculine dominatrice sur une douceur féminine dominée. Les propos prennent ainsi une toute autre couleur, une fois attribués à l’un ou l’autre sexe, avec une dimension plus universelle.
Au beau milieu de ces discussions feutrées, des coups de feu viennent perturber l'atmosphère. De même, un ballet des domestiques autour des invités, plus ou moins liés à cette agression, pimente d'un peu d'action les sphères cérébrales du film. L'épisode rappelle la lutte des classes en gestation dans la Russie tsarine, qui éclatera en 1905 avec la mutinerie du cuirassé Potemkin, annonciatrice de la révolution d'octobre en 1917, et objet du célèbre film d'Eisenstein.
Des portes ouvertes
Autre inventivité de mise en scène : l’usage du hors-champ, où les propos d’un personnage invisible sont lancés derrière une porte entrouverte. Ne demeurent que le texte et les réactions de ceux auxquels il est adressé. Christi Puiu joue de longs plans séquences, ou fixes, pour valoriser le verbe et l’expressivité des interlocuteurrs. L’image reste essentielle, et ces compositions rappellent les tableaux de Vermeer, où les portes ouvertes attirent l’œil vers d’autres espaces, ici philosophiques.
Si l’on perd parfois le fil, ce n’est pas ce qui importe, car l’on ne lâche en fait jamais le discours, le sens étant toujours rattrapé à un moment ou un autre. Christi Puiu met ainsi en avant les circonvolutions des raisonnements, pour valoriser la complexité des concepts, des enjeux, et les difficultés à les résoudre. Ce qui importe est le respect des opinions, la tolérance, donc la défense de la démocratie.
La guerre comme résultante d’une raison déifiée, contre un irrationnel démoniaque ; Dieu comme évidence d’une conduite vertueuse, contre sa remise en cause pour mieux le trouver ; la construction d’une Europe politique comme garantie de la civilisation… Autant de problématiques posées à l’aube du XXe siècle qui interrogent toujours. Malmkrog les expose avec une pertinence et une beauté clairvoyante, flamboyante.
La fiche
Genre : Drame
Réalisateur : Cristi Puiu
Acteurs : Agathe Bosch, Diana Sakalauskaité, Frédéric Schulz Richard, István Téglás, Judith State
Pays : Roumanie / Serbie / Suisse / Suède / Bosnie / Macédonie
Durée : 3h20
Sortie : 8 juillet 2020
Distributeur : Shellac Distribution
Synopsis : Nikolai, grand propriétaire terrien, homme du monde, met son domaine à la disposition de quelques amis. Il organise des séjours dans son spacieux manoir pour ses invités, parmis lesquels un politicien et un général de l’armée Russe. Le temps s’écoule entre repas gourmets, jeux de société, et d’intenses discussions sur la mort, l’antéchirst, le progrès ou la morale. Tandis que les différents sujets sont abordés, chacun expose sa vision du monde, de l’histoire, de la religion. Les heures passent et les esprits s’échauffent, les sujets deviennent de plus en plus sérieux, et les différences de cultures et de points de vues s’affirment de façon de plus en plus évidentes
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