Interview Jeff Nichols, réalisateur du film "The Bikeriders" : "On cherche tous notre place dans le monde"

À 45 ans, le cinéaste indépendant américain revient avec la chronique d'une bande de motards dans l'Illinois des années 1960. Le trio Tom Hardy-Austin Butler-Jodie Comer, sexy et magnétique, est pour beaucoup dans la réussite du projet. Rencontre à Paris avec le réalisateur.
Article rédigé par Matteu Maestracci
Radio France
Publié
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Le réalisateur Jeff Nichols lors de la première de son film "Bikeriders". (IMAGE PRESS AGENCY / NURPHOTO via AFP)

En salles depuis le mercredi 19 juin, The Bikeriders est le premier film de Jeff Nichols depuis Loving en 2016. Les cinéphiles suivent depuis un moment la carrière du réalisateur texan, auteurs de beaux films tels Shotgun Stories, Take Shelter, Mud et Midnight Special. Cette fois il adapte un livre du journaliste et photographe Danny Lyon, qui avait suivi la bande des Vandals en 1965 et recueilli ensuite plusieurs témoignages au micro pour compléter son ouvrage. 

franceinfo : Votre film est sur une période spécifique de quatre ans, et sur un groupe donné, vous vouliez explorer une représentation de la masculinité aux États-Unis ?

Jeff Nichols : Oui, mais pas seulement chez nous. Mes films explorent toujours cette question, et l'idée que les hommes, en particulier ceux des classes laborieuses, ne sont pas forcément les meilleurs pour exprimer leurs sentiments, mais ce film va au-delà de ça. Il parle de notre besoin d'identité, probablement une des forces qui animent le plus la culture en ce moment. On veut tous être unique, spéciaux, ce qui se comprend. Mais comme on cherche tous notre place dans le monde, on est naturellement attiré par les groupes, la foule. Souvent notre identité est façonnée par ces groupes, mais ça peut être dangereux.

Vous vous focalisez sur une bande de "gars", mais on a l'impression que votre personnage principal, Kathy, jouée par Jodie Comer, est au centre du film, elle en est la colonne vertébrale ?

Oui, si vous imaginez ce film uniquement d'un point de vue masculin, ça n'est pas très intéressant, et ça devient même lourd. En partie parce que, comme je le disais plus tôt, les hommes sont nuls pour exprimer les émotions. Donc qui va nous raconter l'histoire ? Et justement Kathy en vivant les faits en temps réels est aussi en train de chercher sa place dans le monde. Et si on place l'histoire dans son regard, alors on a peut-être une opportunité de savoir pourquoi les gens qui l'entourent agissent comme ça.

Il y a beaucoup de choses de l'Amérique dans ce récit : la volonté de grandir, réussir, d'être libre, mais aussi la précarité, des petites maisons, de la pauvreté, la condition des femmes etc... Qu'est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire précisément, au-delà des belles motos ?

Justement, prenons l'exemple d'une moto. Vous en voyez une, elle est belle, semble puissante, donc vous avez envie de l'essayer, d'aller faire un tour. Il y a de la liberté associée à l'objet, mais elle peut aussi vous tuer. Cette dualité est passionnante. Donc ces gens m'ont frappé de cette façon, c'est lié à la nature humaine, pourquoi fait-on ça ? Pourquoi on a besoin d'être attirés par le danger ? Cette question est vraiment au centre du film pour moi. Et j'ai vraiment ressenti du comportement humain dans le livre.

Alors oui les motos sont incroyables, les habits aussi, mais si vous combinez les photos de Danny Lyon et les témoignages, c'est de la sociologie : il a vraiment étudié cette sous-culture, et en tant que raconteur d'histoires, ça me fascine.

Votre film ressemble en certains points à des classiques du film de motards : Easy Rider, Rusty James, L'équipée sauvage... Mais vous allez plus loin en montrant aussi le côté sombre (drogue, prostitution, retour compliqué du Vietnam). Que vouliez-vous nous dire sur l'Amérique d'aujourd'hui ?

Une bonne partie de ce que je raconte est vraiment arrivée : des gangs, qui ne respectent pas les lois et qui dealent, ce qui est à la fois dans le folklore et contraire à la mentalité des bikers. Mais comment on en est arrivés là, c'est précisément ça qui m'intéresse. Je ne peux pas dire qu'en montrant cette bascule je commente la situation des jeunes d'aujourd'hui, je veux surtout questionner cette criminalité institutionnelle. Et ça m'intriguait de savoir que ça avait commencé avec juste deux gars qui voulaient se balader à moto et boire de la bière. Même s'ils avaient une propension à la violence, celle-ci n'était pas organisée, théorisée. C'est ce tournant qui m'intéresse.

Sean Baker vient de remporter la Palme d'Or avec un film américain indépendant, et en recevant son prix il a expliqué que c'était de plus en plus dur de faire ces films aujourd'hui aux États-Unis, en raison du coût des tournages, des budgets compliqués. Vous avez toujours fait des films très personnels, sans gros budget ni gros studio mais avec des stars. Avec Richard Linklater et quelques autres, vous seriez les derniers d'une catégorie en voie d'extinction ?

Alors j'ai 45 ans donc j'espère que je ne suis pas en train de mourir (rires). Non mais plus sérieusement, ça a toujours été compliqué de faire ces films. Plus précisément d'ailleurs, ce n'est pas de les faire qui est compliqué, c'est que les gens s'y intéressent. C'est encore plus dur qu'avant de se faire entendre dans ce bruit permanent, et tout ce qui sort partout, tout le temps, dans tous les sens. Tristement, les "streamers" ont une incompréhension de ce qu'on fait, de la valeur des choses que nous créons. Ils pensent que la clé c'est de sortir les choses le plus vite possible, tous les épisodes d'une série en même temps, ce que les gens veulent.

C'est peut-être ce qu'ils veulent, mais pas forcément ce dont ils ont besoin. Le résultat c'est que ça a dévalué notre travail. Donc j'imagine qu'il a eu du mal à faire ses films, mais Florida Project était super. Moi je suis dans une position privilégiée, parce que j'ai un certain niveau de budget, grâce à des acteurs qui veulent travailler avec moi, ce qui est extraordinairement précieux. Mais bon j'ai fait six films, en y consacrant vingt ans de ma vie.

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