Festival de Cannes 2024 : la renaissance de l'époustouflant "Napoléon" d'Abel Gance, monument du cinéma mondial
"J'avais la sensation que mon père était à côté de moi." Tels sont les mots que Clarisse Gance, la fille d'Abel Gance, a glissés quelques instants après la fin de la projection-événement de la première partie du film quasi centenaire Napoléon vu par Abel Gance (c'est bien le titre exhaustif de l'œuvre), mardi 14 mai 2024, dans le cadre de Cannes Classics. Une présentation historique à bien des égards. Un film muet en préouverture du festival de Cannes, ce n'est franchement pas courant. Mais ce film, qui relate la vie de Napoléon Bonaparte depuis l'école militaire de Brienne jusqu'à la campagne d'Italie, est totalement hors norme. Avant-gardiste, impressionniste, truffé de trouvailles techniques et cinématographiques. Un chef-d’œuvre mythique du cinéma mondial qui avait connu cinq restaurations par le passé, et dont il a existé plus de vingt-deux versions... La Cinémathèque française vient enfin de livrer la "Grande version", considérée comme la plus proche de la vision de son auteur. Une version reconstituée, reconstruite, restaurée sous la direction du chercheur et réalisateur Georges Mourier, le grand artisan de cette résurrection spectaculaire.
Bonaparte, bien avant l'Empire
La première partie de Napoléon vu par Abel Gance, présentée à Cannes, nous dévoile un Napoléon enfant (magnifique Vladimir Roudenko), précoce stratège militaire à l'école de Brienne, malmené par ses condisciples. Puis un Napoléon jeune adulte (fascinant Albert Dieudonné) sans le sou dans un Paris où gronde la Révolution. Entre-temps, Rouget de Lisle présente sa Marseillaise à un Danton conquis sous le regard torve de Robespierre et de Marat (ce dernier étant interprété par un Antonin Artaud plus qu'inquiétant). Puis, Napoléon regagne sa Corse natale où il retrouve sa famille et goûte un bonheur de courte durée... Contraint de s'enfuir en mer à cause de ses positions politiques, il affronte une tempête terrifiante. Le jeune officier retrouvera un poste dans l'armée française et s'illustrera au siège de Toulon.
Abel Gance filme chacun de ces épisodes comme des tableaux, des fresques d'une beauté et d'une poésie renversantes, qui nous frappent en plein cœur. Il prend tout le temps nécessaire pour dépeindre ces moments initiatiques, ces états d'âme, ces tourments, ces exaltations – celles d'un homme parallèlement à celles d'un peuple en mutation. Gance avait prévu de réaliser plusieurs volets menant Napoléon jusqu'au bout de son destin à Sainte-Hélène. Faute de budget, il ne put jamais aller au-delà de la campagne d'Italie de 1796. Mais le Bonaparte des jeunes années, observé au travers de la subjectivité revendiquée de Gance comme auteur à part entière, n'en est pas moins indispensable au cinéma et à l'art.
"Ce n'est pas une biographie, c'est un poème", souligne Costa-Gavras
Concernant la valeur historique du film, comme l'a souligné Costa-Gavras, président de la Cinémathèque française, juste avant la projection, "ce n'est pas une biographie. C'est une sorte de poème". Un poème d'un lyrisme fou, qui revient de loin.
Le film de sept heures porté par la Cinémathèque française, surnommé la "Grande Version", est différent de celui de 3h47 projeté en avril 1927 à l'Opéra de Paris (format court connu par les cinéphiles comme la "version Opéra"), mais aussi de celui de 9h40 présenté à des professionnels en mai 1927 à l'Apollo (la projection-test "Apollo"). Mais cette "Grande Version", exploitée en même temps que la "version Opéra", a connu bien des vicissitudes et des outrages. Au fil des décennies, le film d'Abel Gance se trouva littéralement tronçonné, éparpillé façon puzzle sur divers continents, le cinéaste ayant lui-même contribué à ce chaos en remontant son film pour en faire des versions parlantes, d'abord en 1935, puis en 1971 pour une version produite par Claude Lelouch.
À partir de 2008, il aura fallu l'expertise, les investigations, l'intuition et la persévérance de Georges Mourier, qui a mené une vaste enquête archéologique à la tête des équipes du laboratoire Éclair Classics/L'Image Retrouvée avec le soutien du CNC, pour dénouer les mille et un mystères des bobines, films et négatifs disparus, dispersés, retrouvés (un demi-million d'images, soit plus de 1000 boîtes expertisées !) du Napoléon. Ensuite, il a fallu concevoir des outils spécifiques pour mener à bien la reconstruction et l'homogénéisation de ce matériau cinématographique dense et complexe qui, avant Mourier, avait induit en erreur les experts les plus affûtés. Un travail de quatorze ans. La toute dernière étape de la reconstruction, qui dura deux années, fut la mise en musique du film, conçue à partir d'œuvres existantes par le compositeur et arrangeur Simon Cloquet-Lafollye, et enregistrée par les deux orchestres et les chœurs de Radio France.
Le résultat de la restauration est sidérant. Il permet de savourer pleinement, séquence par séquence, plan par plan, le génie, la créativité folle et la modernité de Gance. Une bataille de boules de neige surréaliste de petits soldats en herbe, des visages démultipliés - et parfois des scènes - en surimpression, une poursuite à cheval haletante avec caméra fixée sur la monture, un système vertigineux de balanciers pour restituer la fureur d'une mer déchaînée - en alternance avec une autre tempête en cours à Paris (c'est la célèbre double tempête, l'une des scènes les plus hallucinantes de toute l'histoire du cinéma), une bataille de Toulon rouge sang, glaçante... Mille trouvailles, mille effets, sans parler de la scène finale en triple écran qui fit date et qui sera reconstituée le 5 juillet prochain à la Seine Musicale lors d'une projection à guichets fermés... Quand on se souvient que le film fut tourné en 1925, il y a presque un siècle, on ne peut que s'incliner. Abel Gance, c'est encore Georges Mourier qui en parle le mieux : "Sur la mise en scène comme sur le traitement de l'image, son Napoléon constitue l'apothéose de la vision de Gance du septième art, pour lequel le cinéma, c'est la musique de la lumière.'"
"J'ai eu le trac pour Papa jusqu'à la fin du film", confie Clarisse Gance
À Cannes, mardi 14 mai, une Salle Debussy à guichets fermés a accueilli la présentation du Napoléon vu par Abel Gance. Thierry Frémaux, délégué général du festival, qui attendait cet événement depuis huit ans, est venu en personne présenter le film avec Costa-Gavras ainsi que Frédéric Bonnaud, le directeur de la Cinémathèque française. Dans le public, assise deux rangées derrière Georges Mourier, Clarisse Gance, la fille d'Abel Gance, a suivi la projection avec émotion et une certaine fébrilité : "J'ai eu le trac jusqu'à la fin du film. Pour Papa, pas pour moi." Au maître d'œuvre de la restauration, qu'elle connaît depuis quarante ans, elle confiera aussi : "Sur le siège à ma gauche, dans la salle, il n'y avait personne, j'y avais juste posé mon sac. Et j'ai eu la sensation que mon père était là, à côté de moi."
De son côté, Georges Mourier a suivi la projection avec un état d'esprit très particulier. "Ce n'est pas prétentieux de ma part, mais j'ai assisté à cette séance comme si c'était un de mes films. Je me suis souvenu de mes petites avant-premières : tu regardes l'écran et tu charges l'écran, comme d'un courant électrique, parce que tu espères que ça passera auprès du public... Après la projection, je me suis senti comme quelqu'un qui avait été une batterie pour le film pendant quatre heures."
L'hommage à Claude Lafaye, gardien du temple gancien, récemment disparu
Durant la présentation cannoise, Georges Mourier a pensé enfin à un ami sans lequel son travail n'aurait pas pu être possible. Le discret Claude Lafaye, l'exécuteur testamentaire d'Abel Gance, est mort le 10 avril dernier à l'âge de 95 ans. Claude Lafaye, c'est l'homme à qui l'on doit la sauvegarde – ou plutôt le sauvetage de la destruction et de l'avidité humaine – et la transmission d'archives capitales, inestimables, de Gance. Pour Mourier qui le considérait comme son "second père", il fut un soutien et un ami solide tout au long de sa mission. La reconstruction du Napoléon de 1927 est aussi une aventure humaine.
Le point d'orgue de la renaissance du Napoléon de Gance aura lieu les 4 et 5 juillet à la Seine musicale : le film sera présenté sur deux soirées en format ciné-concert, accompagné par l’Orchestre national de France, l’Orchestre philharmonique de Radio France et le Chœur de Radio France placés sous la direction de Frank Strobel. Ces soirées affichent complet. La Cinémathèque a programmé plusieurs projections (avec entracte) de Napoléon vu par Abel Gance entre le 6 et le 21 juillet. Georges Mourier assurera la présentation de la séance du 14 juillet. L'institution parisienne a lancé par ailleurs, mercredi 16 mai, un passionnant ouvrage collectif sur la reconstruction du film, aux Éditions de la Table ronde. Celui-ci sera projeté également les 18 et 19 juillet dans le cadre du Festival Radio France Occitanie Montpellier. France Télévisions, qui figure parmi les partenaires du projet (avec Netflix notamment), va aussi participer à la mise en lumière de ce monument du cinéma.
La fiche
Genre : Poème historique
Réalisateur : Abel Gance
Acteurs : Albert Dieudonné, Vladimir Roudenko, Harry Krimer, Alexandre Koubitzky, Edmond van Daële, Antonin Artaud, Eugénie Buffet, Gina Manès, Annabella...
Pays : France
Durée : 7h05 minutes (3h40 pour la 1e partie présentée à Cannes, 3h25 pour la 2e partie)
Avant-première mondiale : 14 mai 2024 à Cannes pour la 1e partie
Distributeur : La Cinémathèque française
Synopsis : Les débuts du destin hors du commun de Napoléon Bonaparte, de son enfance à l'école militaire de Brienne à la campagne d'Italie.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.