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Fatima Al Qadiri, plasticienne et compositrice du film "Atlantique" : "Il n'y a pas de frontière entre les arts"

Rencontre avec l’artiste plasticienne conceptuelle et musicienne Fatima Al Qadiri, compositrice de la musique d’"Atlantique" qui vient de sortir sur les écrans.

Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
La plasticienne et compostrice Fatima Al Qadiri, au Festival de Cannes 2019 pour la présentation du film de Mati Diop "Atlantique", dont elle a écrit la musique. (Jacky Bornet / France Info Culture)

Atlantique, réalisé par Mati Diop, Prix du jury au dernier Festival de Cannes, vient de sortir mercredi 2 octobre. Nous avions rencontré sur la Croisette l’artiste plasticienne conceptuelle et musicienne Fatima Al Qadiri qui en a écrit la bande originale. Elle nous explique son approche artistique, sa collaboration avec la réalisatrice et sa contribution au film.

France Info Culture : On vous présente comme une "artiste conceptuelle", qu’est-ce que cela signifie ?

Fatima Al Qadiri : Être une artiste conceptuelle est une de mes facettes, l’autre étant être musicienne. A mon sens, être une artiste conceptuelle c’est être quelqu’un qui n’a pas de barrière. C’est quelqu’un qui peut peindre une toile, écrire un livre, une pièce, réaliser un film… tout est possible. Il faut sortir du système de cases où l’on enferme chacune de ces disciplines. Pour lui, pour elle, tout est possible, physiquement, pour créer. Il n’y a pas de frontière entre les arts.

L’art conceptuel n’est-il pas essentiellement identifié aux arts plastiques ?

Je n’ai jamais vraiment bien compris ce qu’"art plastique" signifie. C’est un mot étrange pour moi.

Alors quel sens a-t-il, appliqué à la musique ?

J’éprouve toujours un sentiment de frustration à l’égard des mots. Car une musique peut au final suggérer des idées, mais cela demeure difficile de mettre des mots dessus. C’est la limite qu’ont toutes les langues. Pour moi, les mots sont limités, et je ne suis pas écrivain, je ne suis pas une professionnelle des mots. C’est donc pour moi difficile d’expliquer la méthodologie qu’il y a derrière les sons et la musique. Comment les arts plastiques sont-ils reliés à la musique ? Je ne sais pas comment répondre à cette question (rire).

A mes yeux, la musique est le meilleur moyen de communication entre les personnes, car il ne fait pas usage des mots.

Oui, c’est pur.

Avant d’écrire la musique d’Atlantique, vous avez mixé des musiques avec des images dans des clips. Vous en êtes la réalisatrice ?

Non, c’est un de mes amis artistes, que j’admire et qui aime aussi beaucoup mon travail, qui est à la réalisation. Je lui ai expliqué dans quelle direction je voulais aller pour ces clips. C’est donc une collaboration dans la conception, mais le style visuel est son interprétation de ma musique, même si je le guide dans la démarche à suivre. Mais c’est plus une interprétation de ma musique qu’une symbiose revendiquée entre musique et visuel. J’adore travailler en collaboration, être dans l’échange. Deux, trois esprits qui travaillent ensemble sont plus puissant qu’un seul. Imaginez alors quarante, comme au cinéma !..

Comment êtes-vous arrivée à composer la musique d’Atlantique ?

Mati (Diop) m’a contactée sur ma pageFacebook. C’était totalement inattendu pour moi. Après ce premier contact, elle est revenue vers moi via mon producteur et mon manager. Nous nous sommes alors rencontrées. Elle m’a dit qu’elle était fan de ma musique, bien avant de me solliciter pour son film. J’ai été très flattée, tant il y avait de sensibilité dans ce qu’elle me disait. C’est très délicat pour un ou une cinéaste de confier la musique de son film à un tiers. Ce qui doit les rapprocher, c’est la passion.

Avez-vous vu le film avant de composer ?

Oui, j’ai vu plein de versions du film avant de composer. J’ai commencé à écrire en novembre 2018. Il y a eu de nombreux montages différents avant d’arriver à la version définitive. J’ai en fait composé pour deux films.

Comment s’est déroulé votre collaboration avec Mati Diop ?

Nous étions très éloignées l’une de l’autre, puisque j’étais à Berlin, parfois au Koweit (Fatima Al Qadiri est koweitienne NDLR), et elle à Paris. J’écrivais donc une musique et lui soumettais différentes versions, puis nous parlions au téléphone pour se rapprocher au maximum du sentiment qu’elle voulait transmettre.

Vous a-t-elle dirigé dans votre écriture ?

Oui, définitivement. Car elle est absolument passionnée par ce qu’elle fait. Elle savait exactement ce qu’elle voulait pour chaque scène. Donc, quand je lui soumettais quelque chose qui ne lui convenait pas, il fallait changer. Il pouvait y avoir trop de mélancolie dans un morceau par exemple. Il y avait des choses que je captais très rapidement, d’autres moins, selon les intentions, selon les sentiments et les ambiances qu’elle voulait rendre.

Le film est rempli d’ambiance, d’atmosphère, et votre musique y participe grandement (Rires de Fatima al Qadiri). Y-a-t-il une écriture particulière quand on compose pour le cinéma ?

Oui, c’est très différent. Quand j’écris un album, je suis seule maître à bord. C’est un voyage intérieur. Quand vous travaillez pour un film, il y a tant de paramètres, de gens différents qui entrent en jeu. C’est une collaboration énorme. Mais naturellement, le réalisateur, la réalisatrice en l’occurrence, est la générale en chef de toute l’affaire. C’est le chef d’Etat (en français). Essayer de convaincre tous ces gens à réaliser votre vision est une chose pour laquelle j’ai beaucoup de respect. C’est une négociation constante pour arriver à ses fins. C’est vraiment incroyable, et pour cela j’ai un grand respect envers Mati, et pour tous les réalisateurs.

Fatima Al Qadiri au Festival de Cannes 2019. (Jacky Bornet / France Info Culture)

Vous aimeriez composer pour un autre film ?

Oui, bien sûr ! C’est une ambition que j’ai depuis mon enfance, d’écrire pour le cinéma.

La musique d’Atlantique est très atmosphérique, que vouliez-vous apporter au film ?

Je voulais apporter un certain sentiment de langueur, de temporalité, ce qui contribue déjà à la couleur de ma musique. Quelque-chose d’indéfinie. Tous les personnages du film veulent quelque chose de plus. Je crois que cela relève de la condition humaine. Ada (Mama Sané) recherche l’amour véritable, Souleiman (Ibrahima Traore) veut une vie meilleure, l’inspecteur veut faire son job et ne pas être possédé par les djins (démons) du film… Mais je crois que le sentiment principal du film est la volonté des travailleurs à être payés. Le patron, lui, ne veut pas être sous la domination des filles possédées. Donc ce qui a été très délicat dans le film est de trouver le juste milieu entre la réalité et le surnaturel. J’ai comme une obsession à l’égard du surnaturel, autour duquel tourne tout mon travail.

Dans quel sens ?

Mon travail est habité par les ténèbres. C’est le résultat de mon expérience de la guerre (Fatima Al Qadiri a passé sa jeunesse au Koweit lors de l’invasion irakienne NDLR). Il y a toujours le sentiment de quelque chose de perdu dans ma musique. Même dans le morceau le plus optimiste que je puisse écrire, il y a ce sentiment de perte. Mais c’est aussi une catharsis. Cela signifie une appétence de temps, de vie, avoir plus de temps, plus de vie. C’est ce que j’ai voulu apporter au film.

Le temps est une dimension importante du film. Votre musique y contribue, dans sa lenteur, sa langueur, il y a une correspondance entre les images et le son. L’ensemble parle du temps. Il y a ces fantômes…

Ce ne sont pas des fantômes, mais des filles possédées par des morts. Les fantômes sont des personnes mortes, alors que les filles possédées sont des personnes vivantes habitées par des morts. C’est différent. Mais il y a bien sûr cette atmosphère surnaturelle, fantomatique. Il y a cette relation essentielle entre les vivants et les morts dans le film. Pour moi, la notion de possession signifie toujours que l’esprit est parti. Il y a donc un avant et un après, notion dans laquelle s’engouffre celle du temps.

Votre musique est électronique, connaissez-vous les pionniers des années 70 que sont Tangerine Dream ou Klaus Schulze, eux-mêmes compositeurs par la suite de musiques de films ?

Oui, bien sûr. Passionné d’histoire, je m’intéresse énormément aux origines, aux pionniers, donc évidemment à ceux de mon genre musical. Ils ont pris de grands risques à l’époque. Ils ne pouvaient pas savoir si le public allait accepter ou non leur musique. Je suis très respectueuse et impressionnée du fait que tant de personnes ont acheté leurs disques révolutionnaires. Leur art pour le cinéma est la traduction d’un véritable mariage entre image et musique, d’une réelle collaboration entre le réalisateur et le compositeur. Chacun est indépendant mais image et musique fonctionnent ensemble, comme un couple. Leur travail reste incroyable, encore aujourd’hui. Ils ont vraiment gravé dans le marbre la musique du futur, comme de véritables prospectivistes, annonciateurs de ce qu’il allait advenir, de ce qui allait devenir la musique électronique.

Aimeriez-vous écrire une pièce symphonique pour le cinéma ?

Oui, bien sûr. Tout dépend de ce que le film ou le projet réclame. Dans l’idéal, j’aimerai écrire un opéra. Il y a beaucoup de domaines pour lesquels j’aimerai composer. J’aimerai écrire pour des jeux vidéo, pour des films d’art, ou expérimentaux comme on dit, pour la scène… Même pour une pièce de la Renaissance, je crois que la musique électronique conviendrait parfaitement à ce contexte. Pour moi, cela relève moins de la méthodologie ou de l’instrumentation que du rapport à établir entre la musique et la scène.

Ce que vous dites me rappelle Wendy Carlos (compositrice pour Stanley Kubrick)

Oui tout à fait, elle est merveilleuse. Sa symbiose entre musique classique et électronique est incroyable. Mais si l’on me demandait, quel est votre compositeur de musique de films préféré, je répondrais Nino Rota (compositeur attitré de Fellini et du Parrain de Coppola).

C’était votre première fois au Festival de Cannes, qu'avez-vous ressenti ?

C’est vraiment un rendez-vous clé pour l’industrie du film, mais il y a aussi une foule de personnages très colorés, qui essayent de trouver des ouvertures. C’est exactement ce que j’imaginais. C’est une combinaison entre professionnels, spectateurs passionnés et touristes. Aujourd’hui j’aimerai beaucoup aller au festival d’Avignon.

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