"L'opéra" de Jean-Stéphane Bron : une incursion rare à l'écart des projecteurs
Fin de l’été 2015. Un nouveau patron, Stéphane Lissner, s’est installé dans les bureaux de la place de la Bastille à Paris, siège de la plus prestigieuse scène lyrique française. Grand salon de travail, étage élevé. Réunion de communication : on prépare la conférence de presse de la première saison du nouveau directeur. Il y a une attachée de presse, des conseillers - l’équipe, on imagine, de la nouvelle administration. On parle "wording" : comment évoquer le lyrique, comment évoquer le ballet, ça oui on le dit, ça non, on n’en parle pas. La caméra scrute les visages, manifestement déjà habitués à sa présence. Les uns et les autres parlent librement, spontanément, et le spectateur, lui, est totalement avec eux, dans ce moment que l’on devine être le début de quelque chose, un frémissement qui est fait pour durer.
La vie sociale, humaine
"L’opéra" est un documentaire du réalisateur suisse Jean-Stéphane Bron : une incursion rare dans la vénérable maison. Certes, on y avait déjà filmé, consacré de nombreux reportages. Et il y a huit ans, le pape du documentaire social américain, Frederick Wiseman, y avait lui aussi - et brillamment - observé "la Danse", donc la partie ballet de l’Opéra, sous toutes ses formes, de la fabrication à la réalisation. Jean-Stéphane Bron va plus loin. Il ne s’intéresse pas qu’au ballet, il aborde les deux dimensions (privilégiant même quelque peu le lyrique) : mais surtout, ce qu’il nous montre n’est pas le spectacle lui-même, mais la vie sociale, professionnelle, humaine dans ce vaste lieu qu’est l’opéra. Un lieu dont la raison d’être est de concevoir des spectacles, mais jamais des passages d’opéra ou de ballet, ne sont montrés plein cadre dans ce film, ils sont toujours vus par le prisme du travail qui précède la résultat final, par l’œil d’un professionnel, par la coulisse. Et la magie de ce film est là.Quelques personnages principaux nous servent de guide dans "L’opéra", chacun avec un rôle spécifique : il y a avant tout le directeur Stéphane Lissner, homme d’équipe plongé dans les mille rouages de la production d’opéra, homme à l’écoute autant qu’habile négociateur, mais aussi homme solitaire, que l’on voit par exemple regarder la première de "Moïse et Aaron" de Schönberg isolé devant son poste. Le rôle de Lissner est d’être le porteur de projet, celui qui pense la place de l’opéra dans la société. Une scène est particulièrement parlante : à une réunion au sommet, le directeur évoque la possibilité de baisser les prix des places pour ouvrir davantage l’opéra au plus grand nombre. Le spectateur a vraiment l'impression d'y être, d'être saisi de cette question des plus centrales. Ou alors cette autre scène, d’une grande force, au lendemain des attentats du 13 novembre. Lissner, sur la scène face aux spectateurs, entouré de ses troupes, y réaffirme la nécessité de continuer à jouer, à faire spectacle, coûte que coûte. Moment extrêmement émouvant du film.
Un œil neuf sur cette gigantesque machine
Autre personnage, Mikhail Timoshenko, un jeune baryton-basse originaire d’un petit village de Russie, sélectionné pour entrer à l’Académie de l’Opéra de Paris, le programme destiné aux jeunes artistes mi-étudiants mi-professionnels. Bougrement doué, beau gosse, curieux de tout, Micha est surtout l’œil tout neuf par lequel le spectateur du film découvre l’univers de l’opéra.Citons également Philippe Jordan : le directeur musical de l’institution, chef d’orchestre reconnu, est ici celui qui fait tourner la machine artistiquement, il est à toutes les répétitions, il est la transmission, il est l’écoute, il est l’efficacité, d’ailleurs sa corpulence apparaît ici très musclée pour faire face à toutes ses tâches. Citons enfin Ursula Naccache, l’une des responsables du programme "Petits violons", qui offre (grâce à un mécénat privé) à une classe d’enfants de ZEP de suivre au sein de l’Opéra des cours d’instrument pendant trois ans. Ursula, femme d’une grande douceur, qui parle à ses pupilles avec autant de simplicité de la musique que de sa ville de New York, est dans ce film l’émotion de la transmission.
Ici, pas de stars : tout le monde sur un pied d’égalité
D’autres figures, plus ou moins récurrentes, peuplent ce film. Comme la régisseuse de scène, celle qui, depuis sa cabine, donne les "tops", c’est-à-dire qu’elle indique aux services lumières, accessoires, machineries, etc. à quel moment intervenir dans le spectacle : elle donne lieu à quelques scènes parmi les plus poétiques du film qu’on vous laisse découvrir. D’autres figures encore sont de véritables stars, comme Benjamin Millepied (auquel a été consacré un autre beau documentaire, "Relève, histoire d'une création"), qui a été pendant un an et demi directeur de la Danse au sein de l’institution, ou encore Jonas Kaufmann, l’un des ténors les plus célèbres au monde, filmé pendant une répétition orchestre. Mais leur présence n’est que très fugace dans le film. Ici, de toute manière, tout le monde est traité sur un pied d’égalité.Surtout, au-delà des individualités, le vrai personnage de ce documentaire est le collectif et, plus encore, l’échange, la confrontation, le travail, bref la fabrication sociale de l’opéra. Et elle est d’autant plus agréable à observer pour le spectateur que la mise en scène de Jean-Stéphane Bron est à la fois extrêmement dynamique et sensible. Le montage "classique" du film lui donne ce rythme. Parallèlement à celui-ci, un montage son, constitué de musiques rajoutées, offre comme une seconde narration, qui permet de prendre une jolie distance, souligner une tension, mettre du suspens ou renforcer un sentiment joyeux.
Confrontation
Comment se passe une négociation avec les syndicats après un préavis de grève qui menace la tenue d’une production ? Comment discute-t-on avec le chœur à propos de son positionnement sur scène, en carré ou en diagonale ? Comment dire au téléphone à Benjamin Millepied qu’un successeur potentiel lui a déjà été trouvé ? Le regard toujours très sobre de la caméra porté sur la confrontation sociale est l’un des intérêts de ce film. La fabrication artistique aussi révèle des perles : le remplacement d’un baryton dans la production des "Maîtres chanteurs" deux jours avant la première demande aux équipes de l’Opéra de Paris une réactivité qui transparaît ici dans toute sa fluidité : magique ! Le casting d’un taureau prévu sur la production de "Moïse et Aaron" est lui, montré avec poésie et humour…L’humanité dans la relation professionnelle enfin, est au cœur de ce film. Micha Timoshenko est on ne peut plus heureux de faire la connaissance du chanteur à la même typologie de voix que lui, le célèbre baryton-basse britannique Bryn Terfel. Ce dernier propose alors au jeune russe de commencer ensemble la préparation de "Boris Godounov" de Moussorgski. Une journaliste de la télévision britannique assistant à la scène, souffle à la star que le jeune admirateur doit être ravi d’une telle faveur. Bryn Terfel répond : "mais Micha n‘est pas un admirateur, c’est un collègue".
LA FICHE
Documentaire de Jean-Stéphane Bron (Suisse, France) - Durée : 1h50 - Sortie : 5 avril 2017
Synopsis : Une saison dans les coulisses de L’Opéra de Paris. Passant de la danse à la musique, tour à tour ironique, léger et cruel, l’Opéra met en scène des passions humaines, et raconte des tranches de vie, au coeur d’une des plus prestigieuses institutions lyriques du monde.
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